Page du plan détaillé


Navigation par niveau


Navigation par tag


Navigation par EDC


navigation par suivi édito



rechercher un contenu


Suivi rédaction

Plan : Suivi rédactionnel pour travail collectif

SECTEUR COURANT DU MANUEL > TEDI - Transformations des États démocratiques industrialisés > Jérôme VALLUY    

  • Partie - Expansion des objectifs et moyens de l’État
  • Chapitre - L’évolution du rôle de l’État dans la société

    L’histoire de l’État-providence en France a fait l’objet de multiples recherches depuis plusieurs décennies, mais les ouvrages de Pierre Rosanvallon ont particulièrement marqué les débats publics, notamment dans la presse et les mass-médias, mais aussi dans les communications savantes du monde universitaire. Un livre est sans doute le plus connu : La crise de l’État-providence 1 qui suscita débats et controverses au sujet de l’échec allégué de l’État-providence tant en ce qui concerne les difficultés de financement des prestations sociales qu’en ce qui concerne leurs faibles effets de réduction des inégalités. L’autre livre a produit moins de débats publics mais est également le plus souvent cité dans la bibliographie scientifique : L’État en France de 1789 à nos jours 2. Il s’agit d’une présentation historique des aspects et des étapes de la formation de l’État-providence en France aux XIXe et XXe siècles. L’auteur structure cette historiographie à partir de figures des relations État / société dont l’émergence, à des moments distincts de l’histoire, caractérise l’apport de chaque période à ce qui est issu des précédentes : « le Léviathan démocratique », « l’instituteur du social », « la Providence », « le régulateur de l’économie ». On ne peut pas exclure que cette présentation historique soit liée par de multiples aspects à l’ouvrage précédent, antérieur de neuf ans, notamment afin d’assurer la compatibilité des deux dont la définition étroite de ce que Rosanvallon nomme « la Providence » qui coïncide avec sa thèse d’une « crise » de l’État-providence d’autant plus crédible que celui-ci se trouve réduit à quelques secteurs, comme ceux des assurances sociales étatisées en « sécurité sociale ».

    De ce point de vue, la présentation historique faite par Rosanvallon ne coïncide pas avec celle d’autres auteurs, non français comme Gosta Esping-Andersen et Abram de Swaan : le point de divergence le plus marquant entre beaucoup d’auteurs français et des auteurs issus d’autres cultures nationales, notamment du nord de l’Europe, tient en effet au choix d’une définition large ou étroite du concept d’État-providence. Enfin, l’étude de l’évolution du rôle de l’État dans la société française dans l’ouvrage de Rosanvallon n’accorde que très peu de place à la dimension idéologique et fait l’impasse sur l’histoire des doctrines philosophiques, politiques et économiques qui ont pu influencer, au moins dans la sphère sociale des élites intellectuelles, politiques et économiques, la transformation des conceptions de l’État et de son rôle dans la société. Pour l’ensemble de ces raisons, tout en accordant une place importante à l’analyse de Rosanvallon, on s’en affranchira en profitant des débats scientifiques internationaux référés à une définition large de l’État-providence (Cf. Section - La sédimentation des finalités assignées à l’État) et en le complétant par une prise en considération, durant la même période, de l’histoire des doctrines politiques et économiques (Cf. Section - Progression des doctrines interventionnistes).

  • Section - La sédimentation des finalités assignées à l’État

    Pierre Rosanvallon dans L’État en France de 1789 à nos jours 1, analyse les relations État / société, tel qu’elles se présentent aujourd’hui, comme la combinaison de quatre phénomènes superposés, presque sédimentés au cours de l’histoire, qui s’enchaînent et se combinent pour former autant d’aspects très actuels de l’État moderne dans sa relation à la société :

    • Il est d’abord, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, progressivement perçu comme distinct de la société (« le Léviathan démocratique »).
    • Il est ensuite, à partir du XIXe siècle, conçu comme devant former, configurer, cette société, notamment produire sa cohésion et son identité nationale (« l’instituteur du social »).
    • L’État se voit assigné un rôle providentiel de secours aux plus démunis et de protection des citoyens en ce qui concerne leurs conditions de subsistance (« la Providence »).
    • Il est enfin pensé, au milieu du XXe siècle, au moment de la « révolution keynésienne », comme indissociablement lié à la société, intégré dans le système économique comme un élément central du circuit économique et voué à le réguler (« le régulateur de l’économie »).


    Il est important de bien comprendre ce modèle : l’auteur ne prétend pas que chaque figure de relation État / société efface la précédente et s’y substitue mais, au contraire, construit ces idéaux-types pour désigner des réalités cumulatives plus que successives. Chacune vient ajouter à ce qui s’est précédemment construit et qui demeure, jusqu’à aujourd’hui. Typiquement, les politiques policières et militaires caractéristiques du « Léviathan démocratique » (proche du concept d’État-gendarme) sont toujours présentes aujourd’hui, mais elles représentent (en valeur relative) une proportion moindre des finances publiques, par exemple, qu’au XVIIIe siècle.

    Cette modélisation de l’histoire offre un vaste panorama à partir d’un point de vue particulièrement éclairant en ce qui concerne l’évolution de l’action publique. Néanmoins certains de ces choix de découpage conceptuels et chronologiques sont discutables. En s’en inspirant librement on peut distinguer trois grandes dimensions de cette évolution : la phase de distinction symbolique et culturelle entre l’État et la société civile à la Renaissance s’articule avec des conflits de légitimité politique au sein des royaumes européens entre les monarques et les nouvelles forces montantes, notables, urbains, marchands (Cf. Segment - Une culture interventionniste héritée de l’Ancien Régime). Les révolutions libérales du XVIIIe siècle, et notamment la Révolution française de 1789, marquent un tournant majeur où l’État, progressivement laïcisé, se voit assigner, durant tout le XIXe siècle, la mission de faire, de façonner, de former la société civile en véritable nation avec son identité nouvelle distincte de l’assujettissement à un roi et avec ses solidarités intérieures (Cf. Segment - 1789/1848 : « droits-libertés » et « droits-créances »). Enfin, le XXe siècle voit s’opérer un autre tournant majeur, lié aux deux guerres mondiales qui propulsent les budgets et services publics, et aux transformations idéologiques en faveur de l’interventionnisme économique et social, l’État devenant alors, dans l’esprit des populations, le principal régulateur légitime de la vie en société (Cf. Sous-section - Libéralisme, socialisme et « troisième voie » au XIXe siècle).

  • Sous-section - Distinctions symboliques et conflits de légitimité à la Renaissance

Segment - Distinctions symboliques et conflits de légitimité à la Renaissance

D. Rédaction stable pour relecture collective
II. En cours d’éditorialisation


Pierre Rosanvallon n’évoque pas la célèbre recherche de Ernst Kantorowicz 1, mais la présenter permet de mieux faire comprendre l’enjeu de la séparation entre l’État et la société civile. Le point de départ culturel des analyses qui suivent, est celui d’une indifférenciation subtilement conceptualisée dès le XVIe siècle et involontairement subvertie par les légistes de la monarchie. La formule de gouvernement, médiévale, distinguait le « corps charnel » (la personne physique) et le « corps mystique » (forme embryonnaire du futur concept juridique de « personnalité morale » des associations, entreprises...). Comment le remarque Louis Dumont :

Il est clair que la doctrine de la théologie et du droit canon, qui enseigne que l’Église et la société chrétienne en général sont un corpus mysticum, dont la tête est le Christ, a été transposée par les juristes de la sphère théologique à celle de l’État, dont la tête est le roi.

Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, 1983 2.

Pendant près de cinq siècles, la formule de gouvernement, et les croyances intériorisées par beaucoup, conçoivent un roi qui incarne l’unité de l’État et de la société :

Le Roi a deux capacités, car il a deux Corps dont l’un est un corps naturel consistant de membre naturels, comme en ont tous les autres hommes, et en cela il est sujet aux passions et à la mort, comme les autres hommes ; l’autre est un corps politique, dont les membres sont ses sujets, et lui et ses sujets forment ensemble la Corporation, comme l’a dit Southcote, et il est incorporé à eux et eux à lui, et il est la tête et ils sont les membres, et il détient seul le pouvoir de les gouverner, et ce corps n’est sujet ni aux passions comme l’est l’autre corps, ni à la mort, car, quant à ce corps, le Roi ne meurt jamais, et sa mort naturelle n’est pas appelée dans notre droit (comme l’a dit Harper) la Mort du Roi, mais la Démise du Roi ; ce mot (Démise) ne signifie pas que le Corps politique du Roi est mort, mais qu’il y a une séparation des deux corps, et que le Corps politique est transféré et transmis du corps naturel maintenant mort, ou maintenant arraché à la dignité royale, à un autre corps naturel.

Rapports de Plowden cité par Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, 1989 3.

La célèbre phrase « Le roi est mort, vive le roi ! », popularisée par la filmographie contemporaine sur la période médiévale est souvent mal comprise : elle ne signifiait pas « le (vieux ou ancien) roi est mort... vive le (jeune ou nouveau) roi » mais signifiait que le roi ne peut pas mourir : le corps physique (temporaire) du roi est mort sans que puisse mourir son corps mystique (c’est-à-dire l’ensemble des sujets du roi et le principe qui les lie à la dynastie), donc sans que la monarchie héréditaire ne soit en péril (« Vive le roi ! »). Dans cette théologie très politique, le corps physique forme la « tête » (le roi = l’État) d’un tout (le royaume) dont le « corps » (l’ensemble des sujets), le peuple, correspond à que l’on appellera plus tard la « société civile » ou la « nation ». Dans ce dogme théologico-politique, il y a fusion de l’État et de la société civile dans le corps global du royaume, mais, observe Kantorowicz, l’effort même d’articulation de la tête (roi) et du corps (sujets) dans cette globalité (royaume), produit involontairement, par la distinction conceptuelle des deux éléments, les conditions de leur future séparation culturelle et politique !

La dissociation culturelle entre l’État et la société civile est analysée par Rosanvallon à partir de l’œuvre de Reinhart Koselleck 4. Le premier évènement moteur pris en compte tient à la perte de légitimité des impôts qu’entraîne le ralentissement des guerres européennes à partir du XVIIIe siècle. Jusqu’alors, la fiscalité trouvait sa justification dans la fonction de défense militaire et de protection des frontières face aux agressions extérieures. Les guerres devenant plus rares, les citoyens et surtout les notables des villes commencent à demander des comptes sur l’utilisation des deniers publics : à quoi sert l’argent de l’impôt s’il ne sert plus de manière évidente au financement de la protection militaire et des guerres ? Cette situation favorise l’émergence culturelle d’un droit de regard sur les finances publiques, la prise de conscience d’une dualité d’intérêt entre l’État et la société et la préfiguration des formes modernes de participation à la gestion de l’État.

Dans la suite de cette dynamique en faveur d’une transparence de l’État, Rosanvallon insiste sur la connaissance statistique produite par l’État sur la société et surtout sur la diffusion de cette information statistique ainsi que sur sa transformation. L’histoire de l’État est en effet fortement liée à celle de la statistique. L’État absolutiste utilisait les statistiques essentiellement pour dénombrer les sujets avec deux finalités : connaître le nombre de soldats mobilisables (dimension essentielle dans les rapports de forces militaires et géostratégiques) et identifier les ressources imposables (dimension essentielle de la gestion des finances publiques). De ce fait, les statistiques étaient secrètes puisqu’elles concernaient l’armée (secret défense) et les ressources du roi (secret financier, dans l’indistinction de l’argent privé et de l’argent public du roi). À partir de la Révolution de 1789, les statistiques sont produites pour connaître plus largement la société. Leurs objets se diversifient : nombre d’analphabètes, état sanitaire de la population, nombre et types de délinquance, etc. En outre, elles perdent leur caractère secret : leur publicité devient une règle typiquement révolutionnaire (qui sera, provisoirement, remise en cause dès le Premier Empire) et l’augmentation de la quantité, de la qualité et de la diffusion des statistiques publiques durant le XIXe siècle va produire un effet « miroir » pour la société civile en contribuant à lui donner d’elle-même une image de consistance et une identité propre qui semble plus se réduire à la personne morale d’une autorité supérieure. C’est d’ailleurs là une des finalités explicites des révolutionnaires, notamment après la décapitation du roi, que de donner au « Tiers-état » devenu « nation » une image et une identité suffisamment précises pour que le peuple se pense comme autosuffisant et capable de vivre sans un roi.

Commentaire critique
Cette distinction et dissociation culturelle de l’État et de la société tient aussi à d’autres facteurs, doctrinaux, que Rosanvallon ignore :

  • L’émergence d’une pensée économique qui construit, du côté des mercantilistes français, les « raisons » de l’interventionnisme économique et social de l’État et qui invente, du côté des empiristes anglais (Bernard Mandeville, Adam Smith, Adam Ferguson) l’idée même de société civile.
  • L’évolution aussi des idées politiques — le rôle des théoriciens du libéralisme politique (Thomas Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau...) n’est probablement pas négligeable, au moins en ce qui concerne les élites, dans l’évolution des cultures politiques.

Jérôme VALLUY‚ « Segment - Distinctions symboliques et conflits de légitimité à la Renaissance  »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI  - Version au 9 mars 2023‚  identifiant de la publication au format Web : 99