Pierre Rosanvallon n’évoque pas la célèbre recherche de Ernst Kantorowicz 1, mais la présenter permet de mieux faire comprendre l’enjeu de la séparation entre l’État et la société civile. Le point de départ culturel des analyses qui suivent, est celui d’une indifférenciation subtilement conceptualisée dès le XVIe siècle et involontairement subvertie par les légistes de la monarchie. La formule de gouvernement, médiévale, distinguait le « corps charnel » (la personne physique) et le « corps mystique » (forme embryonnaire du futur concept juridique de « personnalité morale » des associations, entreprises...). Comment le remarque Louis Dumont :
Il est clair que la doctrine de la théologie et du droit canon, qui enseigne que l’Église et la société chrétienne en général sont un corpus mysticum, dont la tête est le Christ, a été transposée par les juristes de la sphère théologique à celle de l’État, dont la tête est le roi.
Pendant près de cinq siècles, la formule de gouvernement, et les croyances intériorisées par beaucoup, conçoivent un roi qui incarne l’unité de l’État et de la société :
Le Roi a deux capacités, car il a deux Corps dont l’un est un corps naturel consistant de membre naturels, comme en ont tous les autres hommes, et en cela il est sujet aux passions et à la mort, comme les autres hommes ; l’autre est un corps politique, dont les membres sont ses sujets, et lui et ses sujets forment ensemble la Corporation, comme l’a dit Southcote, et il est incorporé à eux et eux à lui, et il est la tête et ils sont les membres, et il détient seul le pouvoir de les gouverner, et ce corps n’est sujet ni aux passions comme l’est l’autre corps, ni à la mort, car, quant à ce corps, le Roi ne meurt jamais, et sa mort naturelle n’est pas appelée dans notre droit (comme l’a dit Harper) la Mort du Roi, mais la Démise du Roi ; ce mot (Démise) ne signifie pas que le Corps politique du Roi est mort, mais qu’il y a une séparation des deux corps, et que le Corps politique est transféré et transmis du corps naturel maintenant mort, ou maintenant arraché à la dignité royale, à un autre corps naturel.
La célèbre phrase « Le roi est mort, vive le roi ! », popularisée par la filmographie contemporaine sur la période médiévale est souvent mal comprise : elle ne signifiait pas « le (vieux ou ancien) roi est mort... vive le (jeune ou nouveau) roi » mais signifiait que le roi ne peut pas mourir : le corps physique (temporaire) du roi est mort sans que puisse mourir son corps mystique (c’est-à-dire l’ensemble des sujets du roi et le principe qui les lie à la dynastie), donc sans que la monarchie héréditaire ne soit en péril (« Vive le roi ! »). Dans cette théologie très politique, le corps physique forme la « tête » (le roi = l’État) d’un tout (le royaume) dont le « corps » (l’ensemble des sujets), le peuple, correspond à que l’on appellera plus tard la « société civile » ou la « nation ». Dans ce dogme théologico-politique, il y a fusion de l’État et de la société civile dans le corps global du royaume, mais, observe Kantorowicz, l’effort même d’articulation de la tête (roi) et du corps (sujets) dans cette globalité (royaume), produit involontairement, par la distinction conceptuelle des deux éléments, les conditions de leur future séparation culturelle et politique !
La dissociation culturelle entre l’État et la société civile est analysée par Rosanvallon à partir de l’œuvre de Reinhart Koselleck 4. Le premier évènement moteur pris en compte tient à la perte de légitimité des impôts qu’entraîne le ralentissement des guerres européennes à partir du XVIIIe siècle. Jusqu’alors, la fiscalité trouvait sa justification dans la fonction de défense militaire et de protection des frontières face aux agressions extérieures. Les guerres devenant plus rares, les citoyens et surtout les notables des villes commencent à demander des comptes sur l’utilisation des deniers publics : à quoi sert l’argent de l’impôt s’il ne sert plus de manière évidente au financement de la protection militaire et des guerres ? Cette situation favorise l’émergence culturelle d’un droit de regard sur les finances publiques, la prise de conscience d’une dualité d’intérêt entre l’État et la société et la préfiguration des formes modernes de participation à la gestion de l’État.
Dans la suite de cette dynamique en faveur d’une transparence de l’État, Rosanvallon insiste sur la connaissance statistique produite par l’État sur la société et surtout sur la diffusion de cette information statistique ainsi que sur sa transformation. L’histoire de l’État est en effet fortement liée à celle de la statistique. L’État absolutiste utilisait les statistiques essentiellement pour dénombrer les sujets avec deux finalités : connaître le nombre de soldats mobilisables (dimension essentielle dans les rapports de forces militaires et géostratégiques) et identifier les ressources imposables (dimension essentielle de la gestion des finances publiques). De ce fait, les statistiques étaient secrètes puisqu’elles concernaient l’armée (secret défense) et les ressources du roi (secret financier, dans l’indistinction de l’argent privé et de l’argent public du roi). À partir de la Révolution de 1789, les statistiques sont produites pour connaître plus largement la société. Leurs objets se diversifient : nombre d’analphabètes, état sanitaire de la population, nombre et types de délinquance, etc. En outre, elles perdent leur caractère secret : leur publicité devient une règle typiquement révolutionnaire (qui sera, provisoirement, remise en cause dès le Premier Empire) et l’augmentation de la quantité, de la qualité et de la diffusion des statistiques publiques durant le XIXe siècle va produire un effet « miroir » pour la société civile en contribuant à lui donner d’elle-même une image de consistance et une identité propre qui semble plus se réduire à la personne morale d’une autorité supérieure. C’est d’ailleurs là une des finalités explicites des révolutionnaires, notamment après la décapitation du roi, que de donner au « Tiers-état » devenu « nation » une image et une identité suffisamment précises pour que le peuple se pense comme autosuffisant et capable de vivre sans un roi.
Commentaire critique
Cette distinction et dissociation culturelle de l’État et de la société tient aussi à d’autres facteurs, doctrinaux, que Rosanvallon ignore :
- L’émergence d’une pensée économique qui construit, du côté des mercantilistes français, les « raisons » de l’interventionnisme économique et social de l’État et qui invente, du côté des empiristes anglais (Bernard Mandeville, Adam Smith, Adam Ferguson) l’idée même de société civile.
- L’évolution aussi des idées politiques — le rôle des théoriciens du libéralisme politique (Thomas Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau...) n’est probablement pas négligeable, au moins en ce qui concerne les élites, dans l’évolution des cultures politiques.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Distinctions symboliques et conflits de légitimité à la Renaissance »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 99