Dans de nombreux systèmes politiques, comme ceux des monarchies médiévales ou des monarchies actuelles du Moyen-Orient (ex. : en Arabie Saoudite), le pouvoir est exercé à titre de prérogative personnelle. Typique de cette faible institutionnalisation, il n’existe pas de nette distinction entre le patrimoine du prince et celui de ses États ; les finances publiques ne sont pas distinguées des finances privées du roi. Ainsi, à la mort des rois francs, leur royaume était partagé entre leurs fils comme un héritage. De ce fait aussi, les grands empires non institutionnalisés comme ceux d’Alexandre le Grand ou de Gengis Khan éclataient rapidement à la mort du chef sous la pression de forces centrifuges.
L’institutionnalisation du pouvoir politique se manifeste d’abord dans la dissociation entre la personne physique des gouvernants et le concept abstrait de puissance publique. Ainsi, dans nos monarchies médiévales observe-t-on la distinction entre le roi et la couronne suivant la théorie — apparue dès le haut Moyen Âge — des deux corps du roi : son corps organique était mortel mais son corps mystique était réputé survivre à sa disparition et être réincarné par le successeur du défunt 1. De là vient l’expression le roi est mort vive le roi
, la distinction entre le roi et la couronne. Cette dissociation de l’entité abstraite en laquelle réside le principe du pouvoir politique et l’organe chargé provisoirement d’exercer ce pouvoir assoit la continuité de l’État par-delà les aléas de la succession.
L’institutionnalisation de la puissance publique s’exprime aussi à un deuxième niveau dans le développement et la généralisation des règles juridiques constitutives de ce que l’on appellera ultérieurement (en Prusse au XIXe siècle) l’État de droit. Leur objet est de définir les prérogatives et obligations de tous ceux qui exercent un pouvoir au nom du roi comme de ceux qui sont régis par lui. Les institutions monarchiques, aidées en cela par les théologiens-légistes, se sont appuyées sur le droit pour imposer leur suprématie face aux multiples divisions territoriales mais aussi professionnelles de la société féodale. Le roi comme juge suprême est une loi très ancienne et servait plus à l’unité territoriale qu’à la justice au sens moderne. Comme l’observe Michel Foucault (Surveiller et punir, 1975 2), les monarchies occidentales se sont édifiées comme des systèmes de droit, se sont réfléchies à travers des théories du droit et ont fait fonctionner leurs mécanismes de pouvoir dans la forme du droit
.
Si l’on en juge par la formulation précoce en langue allemande de la théorie du Rechtsstaat, il est possible que cet instrument de pouvoir se soit particulièrement développé entre le XVIe et le XVIIIe siècle dans la mosaïque politique des territoires du Saint-Empire romain germanique 3 moins unifié-centralisé que la France. Les juristes prussiens (Robert von Mohl, Friedrich Julius Stahl, Rudolf von Gneist) opposant l’État de droit à l’État de police au début du XIXe siècle n’avaient rien de révolutionnaires : ils relayaient des idées culturellement ancrées. L’avènement du positivisme juridique, dans cette même culture linguistique, en est un prolongement lié aussi au passage de l’État prussien à l’Empire. À la suite de Carl Friedrich von Gerber, Rudolf von Jhering et Georg Jellinek, Hans Kelsen définit l’État de droit comme la structuration d’un ordre juridique, hiérarchique, pyramidal. L’État moderne chez Max Weber (Économie et société, 1921 4) ne se définit pas par les « fonctions » qu’il assure — comme chez Émile Durkheim — mais comme un cadre et une forme de domination légitime. La naissance de l’État moderne est lié à un processus de rationalisation qui conduit certaines sociétés à passer d’une situation de domination traditionnelle à une situation de domination légale-rationnelle. Deux caractéristiques permettent d’identifier l’État moderne et d’analyser le processus historique de son apparition :
- L’importance historique prise par le droit comme mode de domination passant par la diffusion de règles abstraites décidées en principe par référence à d’autres règles générales.
- L’organisation de dispositifs de pouvoir se justifiant par référence à ces règles, également appelée bureaucratie. La bureaucratisation s’inscrivant dans un long processus de rationalisation qui se généralise à de multiples aspects de la vie sociale.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Institutionnalisation : droit et bureaucratie »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 28 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 47