La « loi pour une République numérique », fut discutée au parlement entre décembre 2015 et juillet 2016, après avoir été élaborée, en phase pré-législative, probablement durant les années 2013, 2014 et 2015, par les administrations ministérielles, suite à une impulsion donnée par la Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, le 24 janvier 2013 1 relayant une recommandation de la Commission Européenne de juillet 2012 2 (Landes 2014) dans une perspective dite « d’économie de la connaissance » avec pour finalité notamment le transfert des résultats de la recherche en STM aux PME : « Les entrepreneurs et les petites et moyennes entreprises peuvent également profiter d’un meilleur accès aux derniers progrès de la recherche pour accélérer la commercialisation et l’innovation » 3. En France, dès avril 2013, une « Convention de partenariat en faveur des archives ouvertes et de la plateforme mutualisée HAL » 4, est signée, principalement par des établissements de STM. Elle focalise l’action publique pour « l’accès ouvert » sur une seule option politique, celle favorable à une plateforme publique d’Etat, ce qui constitue une spécificité française (Dillaerts 2012).
Une controverse spécifique aux SHS
L’article 30 (dans la version finale ; ex-article 17 dans les versions antérieures) a suscité une controverse relative aux publications scientifiques en SHS. Cette controverse se construit d’abord dans les réseaux de spécialistes du domaine, notamment avec deux dossiers en revues de SHS : celui de la Revue européenne des sciences sociales début 2014 5 et celui de la Revue d’histoire moderne et contemporaine fin 2015 6. On ne trouve pas trace d’opposition équivalente des STM à la politique gouvernementale. Cette controverse vient confirmer cette prospective de Ghislaine Charton en 2007 : « Il serait hasardeux de penser que les mêmes évolutions marqueront les différents champs scientifiques des STM et SHS. Les acteurs ne sont pas identiques, les marchés n’ont pas le même degré d’internationalisation et de concentration, le lectorat est plus ou moins ouvert sur d’autres publics que celui des chercheurs : le grand-public et le monde professionnel, la recherche n’est pas structurée de la même façon (taille des équipes, organisation autour de quelques gros laboratoires), par conséquent les équilibres trouvés devront tenir compte de toutes ces spécificités » (Chartron 2007).
Début 2016 la controverse est propulsée dans la presse par des tribunes qui concernent principalement les SHS même si le débat se brouille ensuite avec des réponses qui amalgament les deux domaines. Trois positions peuvent néanmoins être distinguées :
1) Pour un accès fermé et payant- D’un côté deux tribunes dans Le Monde (12.01.2016) 7 et Libération (17.03.2016) 8, défendent l’édition payante privée, par « accès fermé » aux publications scientifiques commercialisées et dénoncent les risques de « l’étatisation des revues de savoir françaises », les atteinte à « la liberté des chercheurs en SHS » et le risque « d’uniformiser le paysage des revues en sciences humaines et sociales » en pointant explicitement le rôle du CNRS donc, implicitement, le système HAL que celui-ci développe.
2) Pour un accès ouvert étatique-centralisé - De l’autre côté, deux tribunes dans Le Monde (08.03.2016) 9 et L’Humanité (01.04.2016) 10 (la seconde renvoyant à la première – de façon inhabituelle entre ces deux journaux aux lignes éditoriales si divergentes – entretemps mise en pétition par un salarié du CNRS), défendent l’édition gratuite étatique par « accès ouvert » aux publications acceptées sur la plateforme HAL, après « modération » 11, sous contrôle des autorités publiques (dirigeants et techniciens du CNRS, des universités et autres établissements publics… eux-mêmes sous autorité du gouvernement), dans un système de bases de données nationalement interconnectées avec possibilité de « fouille de texte » (article 17 du projet de loi adopté par l’Assemblée Nationale le 20 juillet 2016 12).
3) Pour un accès ouvert pluraliste - Une autre tribune, intermédiaire, Libération (28.03.2016) 13 défend l’article 17 (devenu article 30) en renvoyant notamment à "la possibilité (mais pas l’obligation)" d’utiliser HAL et en évoquant "HAL et les autres archives ouvertes" comme supports d’accès libre aux publications.
Après avoir longtemps opposé le modèle public de la plateforme OpenEdition issue du CNRS (Dacos et al. 2010, Mehrezi 2010) au modèle marchand de la plateforme Cairn 14 (Jaffrin et Parizot 2014), l’enjeu central en France est devenu, on le voit, celui de l’obligation de dépôt en « archive institutionnelle » sur le système HAL.
Inclination managériale à la contrainte
La Conférence des Présidents d’Université (CPU) a réclamé en octobre 2015 de « rendre obligatoire le dépôt dans une archive nationale » 15. Cette obligation n’a pas été retenue par le Parlement dans le projet de loi, mais on savait depuis longtemps que des Présidents d’universités ou Directeur d’écoles tenteraient de l’édicter localement, comme cela avait été amorcé à l’Université d’Angers par décision du conseil d’administration le 28 mars 2013, dans un système certes local mais sur lequel « la BU travaille à établir une passerelle entre HAL et la future archive ouverte de l’UA ». La formulation était encore prudente mais pouvait s’accompagner de pressions, financières ou personnelles, aussi contraignantes que le droit : « les chercheurs seront appelés à signaler l’ensemble de leurs publications et à en déposer le texte intégral. Celui-ci sera diffusé en libre accès chaque fois que possible, ou si nécessaire en intranet. » 16.
Depuis lors, sur impulsions convergentes (anciennes) de certains segments de la profession documentaliste 17 et récentes de dirigeants d’universités, bon nombre d’établissements préparent des « solutions » de dépôt en accès ouvert… en examinant deux solutions, qui n’en font en réalité qu’une seule : 1) HAL ou 2) une archive locale connectée à HAL. En février 2017 une nouvelle étape a été franchie avec la publication de la première « note de service » locale tentant de rendre le dépôt obligatoire et modifiant de ce fait le régime législatif adopté par le Parlement : l’Ecole des Ponts – Paristech promulgue le 27 février 2017 une note, signée par le directeur de l’école, destinée à tous les chercheurs de l’école et créant une obligation de dépôt formulée dès le premier paragraphe : « La présente note (...) stipule une obligation de diffusion en libre accès. (...) Cette obligation de dépôt prend effet le 1er mars 2017 (...)" ; et est « rappelée » dans le dernier paragraphe : « La Direction de la Recherche (...) rappelle le caractère obligatoire de la publication en Open Access ou du dépôt en Archive Ouverte » 18.
Jusqu’à cette date, les autres « mandats de dépôt », selon l’expression technique issue de l’anglais « repository mandate », étaient formulés en des termes compatibles avec la nouvelle loi (sous forme d’incitations ou d’opportunités offertes aux chercheurs), si non dans l’esprit du moins dans la lettre, et en diverses formes de communication publique (sites internet, communiqués…) 19. Des contraintes latérales tendant à des formes de mandats obligatoires existaient déjà : « quelques établissements [INRIA, IFREMER, Université d’Angers, ParisTech-arts-et-métiers] ont fait voter par leurs instances que ne seront considérés pour les rapports d’activités (évaluation) les seuls documents déposés. C’est une forme de mandat obligatoire qui contourne le code la propriété intellectuelle protégeant l’autonomie des enseignants et des chercheurs. » (Chartron 2016). La note précitée de l’Ecole des Ponts – Paristech se distingue en prenant la forme juridique d’un acte administratif impératif s’inscrivant dans la hiérarchie des normes et, donc, supposé se conformer aux règles de rang supérieur conformément aux principes généraux d’un Etat-de-droit 20.
Il s’agit d’une note de service qui, sur le plan juridique, comme le rappel le « Guide de légistique » publié par la Documentation Française et le site de Légifrance 21, a la même valeur qu’une circulaire : « Sous des appellations diverses - circulaires, directives, notes de service, instructions, etc. - les administrations communiquent avec leurs agents et les usagers pour exposer les principes d’une politique, fixer les règles de fonctionnement des services et commenter ou orienter l’application des lois et règlements. Si le terme « circulaire » est le plus souvent employé, la dénomination de ces documents qui suivent un régime juridique principalement déterminé par leur contenu n’a par elle-même aucune incidence juridique : une « circulaire » n’a ni plus ni moins de valeur qu’une « note de service ». ».
Or, ajoute le même guide « une circulaire peut être déférée au juge administratif, y compris lorsqu’elle se borne à interpréter la législation ou la réglementation, dès lors que les dispositions qu’elle comporte présentent un caractère impératif ( CE, Sect., 18 décembre 2002, Mme Duvignères, n° 233618), ce qui est le plus fréquemment le cas. Le juge censure alors – c’est le motif le plus fréquent de censure – celles de ces dispositions que le ministre n’était pas compétent pour prendre, non seulement lorsque la circulaire comprend des instructions contraires au droit en vigueur, mais aussi lorsqu’elle ajoute des règles nouvelles. » (nous soulignons). Ce qui vaut pour un ministre valant pour un directeur d’établissement public, et le caractère impératif dans le cas de cette note étant explicite, la conclusion paraît évidente : la création d’une norme d’obligation dans cette note devrait être jugée illégale, mais l’illégalité ne pourra être constatée par le juge administratif que s’il est saisi…
Jérôme VALLUY‚ « Segment - De l’accès ouvert (2013/2017) aux obligations de dépôt »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 15 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 430