Le politique — ce qui, dans la vie en société, relève du domaine politique — présente toujours deux aspects :
- l’un connaissable aisément et sans trop d’effort (idéologie politique, aspects institutionnels, discours officiels, dimension médiatique, etc.) ;
- l’autre que l’on ne peut connaître qu’en consacrant du temps et de l’énergie à cette fin (réalités sociologiques, processus historiques, aspects culturellement dévalorisés, dimensions officieuses, etc.).
Dans cette partie où l’on s’interroge sur les fondements du gouvernement démocratique — sur ses origines et ses soutiens —, la face visible du politique, c’est la formule de gouvernement ; fondement d’ordre idéologique, contenu de socialisation politique, objet de construction juridique et argument de légitimation politique. Cette formule de gouvernement énonce certaines théories sur les origines de l’ordre politique : la théorie du « contrat social » en est une ; la théorie du « pouvoir constituant » — décidant ex nihilo d’une forme de gouvernement — en est une autre. Une mythologie constitutionnaliste apparaît lorsque l’on réduit l’ordre politique à l’organisation juridique des institutions et que l’on présente celles-ci comme la simple concrétisation de choix constitutionnels.
A contrario, les sciences sociales, et particulièrement l’ensemble majeur des ouvrages de Norbert Élias (Qu’est-ce que la sociologie ?, 1981 1) et son concept de configuration, montrent que l’ordre politique ne découle pas d’une Constitution, ni même d’une histoire constitutionnelle, mais d’une histoire économique, sociale, scientifique et technique autant que politique dont les grandes lignes millénaires et séculaires échappent assez largement à l’entendement et au contrôle humain. Derrière le fondement idéologique du gouvernement démocratique apparaît un autre fondement qui ne relève pas seulement du domaine des idées théorisées et constitutionnalisées, mais surtout du domaine des relations sociales et de leur histoire séculaire, dans ce qu’elles imposent aux générations suivantes, souvent à leur insu, même si l’imbrication des évolutions idéologiques et sociétales est évidemment très forte.
Ce que j’appellerai la configuration libérale des relations « société et État », démocratique (occidentale), est proche de la notion de société globale regroupant conceptuellement État et société. C’est l’ensemble des caractères historiquement formés d’un certain état des relations sociales en provenance d’une histoire pluriséculaire voire millénaire (antérieure aux révolutions et aux Constitutions) et que l’on retrouve souvent d’un pays à l’autre. En ce sens, la configuration libérale de relations « société et État » est une dimension sous-jacente, peu visible et peu accessible de l’ordre politique : la connaître implique un effort d’analyse des systèmes d’un point de vue anthropologique, historique et comparatif. Ces analyses ne sont guère diffusées (ou très peu) par les mass-médias ni par les processus de socialisation initiale : elles sont plutôt l’objet de connaissances circulant dans les réseaux de spécialistes qui s’intéressent par exemple à l’histoire ancienne ou à l’anthropologie comparative.
L’anthropologie politique nous décrit des sociétés sans État et a retracé les grands aspects de la formation millénaire de l’État par spécialisation, centralisation, institutionnalisation, aboutissant à la formation d’une direction politique spécialisée, centralisée et institutionnalisée, qui est ainsi différenciée du reste de la population, ce qui introduit conceptuellement une différenciation entre « société civile » et État pour analyser la genèse historique de celui-ci (Cf. Section - Direction centrale institutionnalisée). Les sociologies historiques de l’État ont souvent souligné l’accaparement du pouvoir d’État par une classe dominante (tant chez les élitistes que chez les marxistes) depuis des siècles, pour dominer les masses (chez les élitistes) ou la classe ouvrière (chez les marxistes). Et les révolutions libérales du XVIIIe siècle, en Angleterre, en France et aux États-Unis notamment, ont vu les nouvelles bourgeoisies de l’époque lutter contre les monarchies absolutistes et les dominations aristocratiques par des constructions institutionnelles fondées sur une distinction explicite entre « société civile » et État afin de réduire la toute puissance de celui-ci. Le concept peut alors être utilisé en retour pour analyser ces tentatives de limitation juridique de l’État, comparer projets et réalisations (Cf. Section - Dominations sociales et limitations libérales de l’État). Les trois derniers siècles ont abouti à de considérables variations dans les relations entre État et « société civile » et ces variations réapparaissent dans les comparaisons internationales auxquelles Gosta Esping-Andersen procède entre les régimes d’État-providence. Mais le concept de « société civile » permet également d’évoquer d’autres dimensions de cette configuration libérale de relations « société et État » qui se caractérise par des dimensions qui semblent se situer à la charnière de l’État et de ce qui lui échappe au moins en partie : la diversité des formes et le pluralisme des organisations construites historiquement autant que la diversité des espaces privés et publics de communication, dont les sociologies historiques qui en ont été faites ne permettent pas de penser que leurs explications seraient réductibles à une analyse de l’État (Cf. Section - Une société civile (plus ou moins) liée à à l’État).
Jérôme VALLUY‚ « Introduction - Chapitre - Configuration libérale « société civile et État » »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 43