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Suivi rédaction

Plan : Suivi rédactionnel pour travail collectif

SECTEUR COURANT DU MANUEL > TEDI - Transformations des États démocratiques industrialisés > Jérôme VALLUY    

Segment - De l’écart accru entre les satisfactions escomptées et reçues aux révolutions

II. En cours d’éditorialisation
D. Rédaction stable pour relecture collective


Une opposition classique met en vis-à-vis la lecture marxienne, selon laquelle la dégradation des conditions de vie agirait comme facteur déterminant et explicatif des soulèvements révolutionnaires, à celle de Tocqueville, pour qui, au contraire, l’amélioration des situations économiques serait à l’origine des évènements révolutionnaires. James Chowning Davies, sociologue américain, tente une synthèse des deux points de vue dans un modèle associant l’idée d’une genèse progressive ( liée à l’amélioration des conditions de vie sur plusieurs décennies) d’aspirations sociales longtemps contenues et la thèse des frustrations surgissant plus brutalement à l’occasion de retournements de conjonctures.

Le modèle psycho-sociologique de James C. Davies (, « Toward A Theory of Revolution », American Sociological Review, vol. 27, 1962, p.5-19 1 tente d’expliquer les renversements de régimes politiques par l’augmentation soudaine d’un écart entre les attentes de populations motivées par des progrès économiques et les satisfactions réelles brutalement réduites par un retournement de conjoncture économique (ex. : mauvaises récoltes, récession économique...) ou politique (ex. : répression brutale, défaite militaire...).

"La révolution à plus de chances de se produire quand une période prolongée de progrès économiques et sociaux est suivie par une courte période de retournement aigu, devant laquelle le fossé entre les attentes et les gratifications s’élargit rapidement, devenant intolérable. La frustration qui en résulte, dès lors qu’elle s’étend largement dans la société, cherche des modes d’expression dans l’action violente." 2

James C. Davies schématise sa théorie par une courbe devenue fameuse, dite "courbe de Davies" formant comme un "J" Inversé (cf. graphique ci-dessous), qui pointe la période "t2" comme début probable de la dynamique révolutionnaire.

La première étude James C. Davies porte sur la rébellion conduite par Thomas W.Dorr - dite "Rébellion Dorr" - au milieu du 19e siècle à Rhode Island dans le nord-est des Etats-Unis. Durant la première moitié du 19e siècle l’industrie du textile se développe et prospère, attirant vers la ville des populations rurales jusqu’en 1835/1840 quand s’amorce une période déclin. La Rebellion Dorr, en 1841/1842 fut durement réprimée. A partir de cette étude de cas, l’auteur construit sont modèle et l’utiliser pour interpréter la Révolution française de 1789, la révolution du Mexique de 1911 3, la révolution russe de 1917 4, le coup d’état nassérien de 1952 5.

L’exemple de la révolution russe lui permet de montrer que l’écart est d’autant plus fort que des progrès économiques importants marquèrent le XIXe siècle : à partir du milieu du 19e siècle les serfs s’émancipèrent, l’exode rural entraîna une processus d’urbanisation, le nombre d’ouvriers travaillant en usine augmenta en leur apportant des salaires supérieurs à ce qu’ils gagnaient comme paysans et des conditions de vie également améliorées. Ainsi la période allant de 1861 à 1905 peut être considérée comme celle d’une progression des aspirations sociales jusqu’à une conjoncture de frustrations qui intervient au début du XXe siècle dans différents groupes sociaux : intelligentsia choquée par la répression brutale des manifestations de 1905, paysannerie affectée par les effets des réformes et par une succession de mauvaises récoltes, armée humiliée par la défaite dans la guerre contre le Japon. La détresse et la famine qui affectent la majorité de la population pendant la Première Guerre mondiale achèvent d’agréger ces frustrations de préparer ainsi la révolution de 1917.

Ce modèle, comme tout modèle, n’est qu’une théorie interprétative, avec ses forces et ses faiblesses. On lui reprocha notamment de mal s’adapter à d’autres cas que ceux retenus par l’auteur pour valider ses hypothèses, par exemple la révolution chinoise pour laquelle l’on ne retrouve pas la succession d’une longue période d’amélioration des conditions de vie et d’un retournement brutal de conjoncture. Le modèle s’est vu reproché également de simplifier excessivement les caractéristiques des situations pré-révolutionnaires en omettant de considérer l’importance des organisations et des leaders activant les sentiments de frustrations dans une logique d’opposition aux gouvernements en place 6. Cependant, dans le cadre d’une discussion plus générale relative à ce modèle, Christian Lazzeri prolonge et complexifie le modèle de la "frustration relative" en le déclinant en cinq types distincts de frustrations susceptibles d’intervenir dans les conflits de reconnaissance qui s’accompagnent de mobilisations collectives, donc celles de portée révolutionnaire 7.

Le modèle de la frustration relative par Christian Lazzeri

Avant même d’entreprendre de définir certaines propriétés des conflits de reconnaissance dont celle de leur motivation et de leur logique particulière, on doit se tourner vers l’examen des cadres théoriques à l’intérieur desquels l’explication de ces conflits pourrait prendre place en se demandant si l’une ou l’autre des approches théoriques en présence permet de les décrire et de les expliquer correctement. Parmi les théories qui se sont affrontées sur l’explication des conflits, deux méritent une attention particulière, car elles semblent pouvoir fournir un cadre approprié pour rendre compte des conflits de reconnaissance : il s’agit des théories de la « frustration relative » et de la « mobilisation des ressources ». Ces deux théories, on le sait, sont inégalement présentes dans le champ des sciences sociales contemporaines, puisque la seconde se révèle aujourd’hui largement dominante chez les politistes, les sociologues et les historiens des conflits politiques et sociaux, alors que la première ne semble plus guère recruter de partisans qu’en psychologie sociale où elle est utilisée pour analyser le comportement conflictuel de groupes restreints(10). Ces théories ont été présentées à plusieurs reprises – surtout par les partisans de la seconde – comme antagonistes, et même si l’on n’est pas réellement convaincu de la pertinence de cet antagonisme (du moins concernant le cadre théorique d’ensemble), on peut provisoirement adopter cette perspective en présentant d’abord les théories de la frustration relative, puis les théories de la mobilisation des ressources qui en constituent la critique et proposent un modèle alternatif d’explication des conflits(11).

L’expression de « frustration relative » trouve son emploi systématique dans le livre déjà ancien de Samuel A. Stouffers sur les effets pervers du système de promotion qui prévalait dans l’armée américaine durant la Seconde Guerre mondiale(12), mais c’est en réalité à Karl Marx et à Alexis de Tocqueville que l’on doit l’invention du concept, présent à l’état pratique dans leurs textes respectifs, quoique non théoriquement formulé. Dans Travail salarié et capital, Marx fait observer qu’avec l’accroissement du capital productif on assiste à une croissance rapide de la richesse, du luxe, des besoins et des plaisirs sociaux, et que le niveau de vie de la classe ouvrière peut augmenter. Cependant, la satisfaction procurée par une telle amélioration demeure relative dans la mesure où les ouvriers peuvent comparer leur propre situation à celle des détenteurs du capital, qui, dans le même temps, se sont considérablement enrichis, ce qui, par comparaison, rend la perception de leur propre situation par les ouvriers de plus en plus négative. Ainsi, la possibilité d’une amélioration des revenus n’est pas contradictoire avec l’idée d’une possible rébellion(13). Dans L’ancien régime et la révolution, Alexis de Tocqueville soutient la thèse selon laquelle le mécontentement général propice à une révolution politique peut découler de l’amélioration du sort collectif des sujets car la situation d’un peuple, acceptée et patiemment supportée comme un mal nécessaire et inévitable, semble insupportable dès que l’on commence à concevoir l’idée de pouvoir y échapper(14).

Dans le cadre de ses « ré-élaborations » contemporaines, le concept de frustration relative est conçu comme un cas particulier de dissonance cognitive entre les attentes des individus ou des groupes sociaux et les situations relatives aux objets de ces attentes. La frustration relative s’explique par la divergence ou la contradiction perçue entre les premières et les secondes et engendre selon l’intensité de celles-ci une motivation et une action destinées à réduire cette dissonance. On propose de décrire la frustration relative sous deux grandes catégories : la première renvoie à une forme de comparaison « interne », la seconde à une forme de comparaison « externe », et cette double catégorisation défi nit cinq types de frustration selon les schémas proposés par Ted Robert Gurr, James C. Davies et Walter G. Runciman(15).

Notes :

10. Stephen G. Brush, 1996, « Dynamics of Theory Change in the Social Sciences. Relative Deprivation and Collective Violence », Journal of Confl ict Resolution, vol. 40, no 4, p. 40-57. Il faudrait aussi mentionner certains travaux sociologiques, principalement ceux de la sociologie critique, comme on le verra plus loin.

11. Sur cet antagonisme, voir : Anthony Oberschall, « Group Violence. Some Hypothesis and Empirical Uniformities », Law and Society Review, août 1970 ; et Anthony Oberschall, 1973, Social Confl icts and Social Movements, Englewood Cliffs (NJ), Prentice Hall ; Anthony Obershall, 1978, « Theories of Social Confl ict », Annual Review of Sociology, no 4, p. 291-315 ; J. Craig Jenkins, 1983, « Resources Mobilization Theory and the Study of Social Movements », Annual Review of Sociology, no 9, p. 527-553 ; J. Craig Jenkins et Kurt Schock, 1992, « Global Structures and Political Processes in the Study of Political Confl ict », Annual Review of Sociology, no 18, p. 161-185 ; J. Craig Jenkins et Charles Perrow, 1977, « Insurgency of the Powerless », American Sociological Review, no 42, p. 249-268 ; Joan N. Gurney et Kathleen J. Tierney, 1982, « Relative Deprivation and Social Movements. A Critical Look at Twenty Years of Theory and Research », The Sociological Quarterly, no 23, p. 33-47 ; William A. Gamson, 1975, The Strategy of Social Protest, Homewood (IL), The Dorset Press ; John D. McCarthy et Mayer N. Zald, 1977, « Resource Mobilization and Social Movements : A Partial Theory », American Journal of Sociology, vol. 82, no 6, p. 1212-1241 ; Ralph M. Turner et Lewis M. Killian, 1972, Collective Behavior, Englewood Cliffs (NJ) Prentice-Hall ; Charles Tilly, 1978, From Mobilization to Revolution, New York, Random House ; Didier Lapeyronnie, 1988, « Mouvements sociaux et action politique. Existe-t-il une théorie de la mobilisation des ressources ? », Revue française de sociologie, vol. 29, no 4, p. 593-619 ; Alessandro Pizzorno, 1990, « Considérations sur les théories des mouvements sociaux », Politix, vol. 3, no 9. Il existe cependant des tentatives de synthèse entre les deux modèles ; voir Ronny Lindstrom et Will H. Moore, 1995, « Deprived, Rational or Both ? “Why Minorities Rebel” Revisited », Journal of Political and Military Sociology, no 23, p. 167-190, ainsi que Marnie Sayles, 1981, « Relative Deprivation and Collective Protest : an Impoverished Theory ? Sociological Inquiry, vol. 54, no 4, p. 449-465 ; Pizzorno, « Considérations sur les théories des mouvements sociaux », op. cit. Mais il existe aussi un refus de considérer la pertinence de chacun d’eux, voir Harold R. Kerbo, 1982, « Movements of Crises and Movements of Affl uence. A Critique of Deprivation and Resource Mobilization », Journal of Confl ict Resolution, vol. 26, no 4, p. 645-663.

12. Samuel A. Stouffers, 1949, The American Soldier. Adjustment during Army Life, Princeton, Princeton University Press ; William Kornhauser (1959) usait aussi de l’expression dans The Politics of Mass Society, Glencoe (IL), The Free Press, p. 159-160. (Cité dans Olivier Fillieule et Cécile Péchu, 1993, Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, L’Harmattan, p. 49.)

13. Karl Marx, 1972, Travail salarié et capital, Éditions sociales, p. 41.

14. Alexis de Tocqueville, 1952, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, t. I, p. 223. Jean-Paul Sartre formule lui aussi cette thèse dans L’être et le néant (1970, Paris, Gallimard, p. 489) : « Car il faut ici inverser l’opinion générale et convenir que ce n’est pas la dureté d’une situation ou les souffrances qu’elle impose qui sont des motifs pour qu’on conçoive un autre état de choses où il en irait mieux pour tout le monde ; au contraire, c’est à partir du jour où l’on peut concevoir un autre état de choses qu’une lumière neuve tombe sur nos peines et sur nos souffrances et que nous décidons qu’elles sont insupportables. »

15. Ted Robert Gurr, 1970, Why Men Rebel ? Princeton (NJ), Princeton University Press, p. 47-56 ; Ted Robert Gurr, 1969, « A Comparative Study of Civil Strife », dans Violence in America : Historical and Comparative Perspective, sous la dir. de Hugh D. Graham et Ted Robert Gurr, Washington (DC), US Government Printing Offi ce ; Ted Robert Gurr, 1968, « Psychological Factors of Civil Violence », World Politics, vol. 20, no 2 ; James C. Davies, 1962, « Toward a Theory of Revolution », American Sociological Review, no 27 ; James C. Davies, 1974, « The J-Curve of Rising and Declining Satisfaction as a Cause of Great Revolutions and a Contained Rebellion », dans Violence in America, op. cit. ; James C. Davies, 1974, « The J-Curve and Power Struggle Theories of Collective Violence », American Sociological Review, vol. 39, no 4 ; Walter G. Runciman, 1966, Relative Deprivation and Social Justice, Berkeley (CA), University of California Press ; voir aussi James Coleman, 1998, Foundations of Social Theory, Cambridge (MA), Belknap Press of Harvard University, chap. XVIII.

Lazzeri Christian, "Conflits de reconnaissance et mobilisation collective", Politique et société, Vol.28, n°3, 2009, p. 122-124 Texte intégral

Jérôme VALLUY‚ « Segment - De l’écart accru entre les satisfactions escomptées et reçues aux révolutions  »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI  - Version au 9 mars 2023‚  identifiant de la publication au format Web : 42