La méthode typologique est l’une des premières utilisées pour étudier les formes de gouvernement. Depuis Aristote, les classifications n’ont cessées de se multiplier avec parfois des différences importantes. Il est nécessaire de connaître ces typologies notamment parce qu’elles nous permettent d’identifier, en faisant des comparaisons, les caractéristiques de l’ordre politique, des relations État / société, dans lesquelles nous vivons.
Mais l’étude de ces typologies montre qu’elles ne sont jamais tout à fait neutres, c’est-à-dire indépendantes du contexte historique dans lequel elles sont produites et des préférences politiques de leurs auteurs. Les typologies actuelles distinguent habituellement trois formes de gouvernement : démocratique, autoritaire, totalitaire. Dans cette distinction à grands traits, est définie de manière très approximative et laudative ce que sont les régimes démocratiques. Cette définition comparative, approximative et laudative de la démocratie, et par suite cette typologie elle-même, constitue ainsi un élément de la "formule de gouvernement" (G.Mosca) démocratique c’est à dire qu’elle valorise implicitement une forme par rapport à toutes les autres... avec, peut-être, une part d’illusion formant une limite qu’il conviendrait alors d’identifier au cours de la recherche d’une réponse partageable à la sempiternelle question que tant de générations de philosophes, politistes, historiens et sociologues se sont posées depuis des milliers d’années : "Qu’est-ce que la démocratie ?".
Mais cette question ne se pose qu’à partir du moment où le mot "démocratie" prend un sens suffisamment laudatif pour faire l’objet d’une utilisation croissance. Ce tournant s’amorce au 17e siècle. Sous l’effet des débats publics, alimentés notamment par la philosophie des Lumières, le mot "démocratie" change de sens et fait l’objet d’une utilisation croissance comme le montre cette courbe approximative d’usages du mot :
- Démocratie - statistique d’usages à travers le temps (1600-1950)
- Dictionnaire Vivant de la Langue Française
Simultanément, le mot "démocratie" prend un sens concurrent de celui de "république" mais les deux sont parfois utilisés indistinctement. Qu’est-ce que les relie ? Qu’est-ce qui les différencie ? Frédéric Worms résume bien, de la façon la plus concise, les enjeux de cette rivalité sémantique : la reconnaissance de droits humains fondamentaux permet de réduire les inégalités entre les humains inscrits dans la citoyenneté et ceux qui ne le sont pas ou de façon incomplète :
"Démocratie", par Frédéric Worms
On a raison de penser que le lien entre république et démocratie recèle la clé de la politique contemporaine, et même de la vie humaine. Mais on a tort de croire qu’il repose sur une évidence simple et sans histoire. Car il a pu y avoir république sans démocratie : une liberté* publique garantissant les droits des citoyens entre eux, sans que tous les êtres humains puissent en être (→ Droits de l’homme) ; une république compatible avec des discriminations (par exemple, des femmes), voire avec l’esclavage (→ Abolition de l’esclavage*) ; on pourrait croire alors qu’il suffit d’admettre les principes démocratiques de liberté et d’égalité* entre les êtres humains (comme c’est le cas dans la modernité), pour qu’ils élargissent et complètent l’idée de république. De fait, c’est ce qui se produit, mais non sans tensions encore. Certains « républicains » reprocheront à des « démocrates » de placer les revendications individuelles ou sociales au-delà des libertés civiques et de la chose publique. Certains démocrates reprocheront à la république de négliger encore des inégalités sociales ou citoyennes, et aspireront à une démocratie directe et sans institutions. C’est donc une dynamique et une tension. Mais l’enjeu va plus loin encore. Car il réside dans l’expérience de la violence interne aux vies et aux sociétés humaines. Celle-ci fait surgir à la fois le désir d’institutions publiques qui les empêchent et une aspiration morale et sociale à les dépasser. Il ne suffit pas de parler de démocratie comme pouvoir du peuple, puisque le peuple est divisé et peut commettre des abus de pouvoir sur lui-même : il y faut les institutions de la République. Mais si la démocratie a besoin des institutions républicaines, la République se nourrira des aspirations démocratiques. Elles surgissent de la même source : de l’abus de pouvoir, non seulement dans les libertés publiques, mais aussi dans les relations sociales. Il faut donc continuer à distinguer entre république et démocratie, avec leur différence de contenu et d’histoire. Mais il est impossible de les opposer, et même de les séparer, tant leur origine, mais aussi leur sort et le nôtre, sont désormais et irréversiblement communs.
Frédéric Worms, « La démocratie », dans : Olivier Christin, Stéphan Soulié, Frédéric Worms, dir., Les 100 mots de la République. Paris : PUF, « Que sais-je ? », 2017, p. 7-124 1
Pour amorcer cette recherche, quatre grandes typologies historiques doivent d’abord être connues : celle d’Aristote, celle de Machiavel, celle de Montesquieu et celle de Rousseau. On observera ensuite que les 17 et 18e siècles introduisent une rupture culturelle dans l’histoire du concept de démocratie devenu laudatif et articulé à la reconnaissance et au respect des droits humains fondamentaux. Cette rupture séparent toutes les typologies anciennes de la typologie contemporaine distinguant démocratie, autoritarisme et totalitarisme.
1- La typologie d’Aristote (384-322 av. J.-C.)
La contribution d’Aristote est plus importante que les précédentes en raison de la méthode d’observation et de comparaison particulièrement rigoureuse qu’il adopte. Cependant d’autres auteurs avaient, avant lui, raisonné sur les différences entre régimes politiques.
Ainsi au Ve siècle, Hérodote avait élaboré une classification des régimes politiques en fonction du nombre de gouvernants. Lorsqu’un seul commande, le régime est une monarchie ; lorsqu’une minorité commande, c’est un régime oligarchique ; lorsque la majorité commande, on est en démocratie (L’Enquête, III, 80-82) c’est à dire, pour Hérodote comme pour la plupart des grecs de cette époque, le meilleur des régimes possible... tel qu’il se présente dans leur Cité-pays, Athènes.
La typologie d’Hérodote est toujours utilisée aujourd’hui. Son succès tient aussi à l’usage qu’en fit Platon en la reprenant pour en modifier les types et le sens général : contrairement à Hérode, Platon critique la démocratie : « Pour celui de la multitude, tout y est faible et il ne peut rien faire de grand, ni en bien, ni en mal, comparativement aux autres, parce que l’autorité y est répartie par petites parcelles entre beaucoup de mains ». Platon préfère un régime qui serait gouverné par des savants - ici des philosophes spécialistes de politique - d’une façon parfaitement inégalitaire et anti-démocratique, au demeurant totalement assumée. Platon est ainsi un précurseur des plaidoyers autoritaristes en faveur d’un gouvernement des savants que l’on verra prospérer au cours du 19e siècle industriel.
L’œuvre d’Aristote — notamment le recueil de leçons intitulé La Politique (Ta Politika) 2 — hérite de réflexions antérieures et amorce la construction d’une connaissance spécifique du politique à la charnière de l’examen des réalités et de la réflexion sur le régime le meilleur. Aristote est ainsi un précurseur de la science politique par la méthode qu’il emploie. Son analyse de la politique n’est pas fondée uniquement ou principalement sur des principes ou des souhaits, mais sur une collecte systématique de données d’observation sur les formes d’organisation politique : les 158 « Constitutions » (au sens de régime politique) grecques et barbares ont été étudiées en détail, sont décrites, analysées, comparées pour servir de point d’appui à l’apprentissage des étudiants du Lycée. Une seule étude a été conservée, la Constitution des Athéniens 3, dans laquelle Aristote aborde l’étude de la réalité sociale et passe en revue divers facteurs dont l’équilibre détermine les formes gouvernementales (densité démographiques, distribution des richesses, etc.).
Rompant avec la démarche de Platon, focalisé sur la pensée d’un régime idéal (La République 4), Aristote s’intéresse d’abord aux formes de gouvernement existantes pour ensuite les comparer et les évaluer au regard d’un critère : celui de l’existence et du respect de lois communes. Ainsi, le terme politéïa , chez Aristote, est-il pour nous équivoque. Il désigne en un sens large l’organisation politique (c’est-à-dire diverses formes d’organisations politiques) mais réduit celle-ci à un type d’organisation : celle où le commandement des gouvernants et l’obéissance des gouvernés sont liés à l’existence de lois que la collectivité a produite. Il oppose ainsi l’organisation politique de la Cité observable de son temps dans le monde grec (c’est-à-dire dans son monde) à la généralité des autres sociétés du monde dit « barbare » (non grec).
Le critère de la prééminence de la loi est à la fois sociologique et normatif.
- Sociologique — Le critère est assez discriminant pour permettre à Aristote de distinguer deux types de situations sociales : celles où une politéïa est identifiable (essentiellement dans le monde grec) et celles où elle ne l’est pas (dans le monde barbare ou lorsque la Cité dégénère). Le critère est ensuite assez englobant pour réunir dans la catégorie politéïa des formes d’organisation politiques différentes (commandement d’un seul, d’une minorité ou de tous les hommes autochtones). Le critère permet en outre de suivre l’évolution de régimes politiques au cours du temps du point de vue de leur rapport à la loi.
- Normatif — Le critère de la loi dévalorise toutes les formes d’organisations politiques qui ne placent pas la loi (son élaboration, sa mise en œuvre, son respect) au cœur des préoccupations des individus. Le critère amène ensuite à hiérarchiser les régimes politiques, à comparer leurs mérites respectifs ainsi qu’à suivre leurs progrès ou régressions selon qu’est assurée ou détruite la prééminence de la loi et la nature politique du commandement.
Dans le cadre des formes de gouvernement fondées sur le respect de la loi, Aristote différencie alors plusieurs types de régimes politiques distingués selon le critère du nombre de gouvernants : il appelle ainsi monarchie d’État [celui] où le commandement n’appartient qu’à un seul, aristocratie, celui où il est confié à plus d’une personne, parmi les plus honnêtes, parce qu’elles n’ont en vue que le plus grand bien de l’État et des membres : république [politéïa], celui où la multitude gouverne pour l’utilité publique
. À ces trois types s’ajoutent les formes dégénérées de gouvernement politique : la monarchie / royauté peut régresser en tyrannie, l’aristocratie en pouvoir sans contrôle de quelques hommes riches ou familles dominantes qu’il appelle oligarchie, la république (politéïa) peut dégénérer en règne d’une masse désordonnée, capricieuse et injuste c’est alors la démocratie. Au contraire chaque régime peut conserver son caractère de politéïa en suivant un chemin de modération et d’entretien de la loi.
Comme on le voit, le sens aristotélicien du mot démocratie est très péjoratif : cette connotation péjorative de la « démocratie » — proche de certains usages courants, aujourd’hui, du mot anarchie — perdurera jusqu’au XIXe siècle, en raison de l’influence intellectuelle considérable d’Aristote sur la culture européenne, ce qui explique de nombreuses réticences, encore au XVIIIe siècle, à utiliser ce mot. C’est Jean-Jacques Rousseau, dans le Contrat social 5 (1762), qui exercera une toute autre influence historique modifiant le sens du mot démocratie, mais en la concevant comme un idéal, certes vertueux mais utopique, ce qui ne favorisera pas l’usage typologique de la notion de démocratie.
2- Machiavel (1469-1527)
Au XVIe siècle, alors que les réformateurs protestants rappellent l’origine divine du pouvoir et que les théologiens catholiques demeurent les spécialistes du gouvernement politique, énonçant des prescriptions évangéliques de bon gouvernement, d’autres penseurs commencent à le considérer en lui-même, en dehors des références religieuses. Machiavel est le plus connu. Dans ces deux textes majeurs — les Discours sur la première décade de Tite-Live 7 (achevé en 1520) et surtout Le Prince 8 (écrit en 1513 et publié en 1532) — Machiavel retrouve la méthode aristotélicienne de l’observation, de la comparaison, de l’analyse lucide de la réalité pour produire une connaissance utile non à l’identification du régime le meilleur mais à la conquête et à l’exercice du pouvoir.
Machiavel étudie des régimes politiques, non pour comparer leurs qualités respectives au regard d’un principe général (même s’il laisse percer une sympathie pour les républiques) mais pour analyser comment le pouvoir s’y conquière et s’y perd. Pourquoi accorder autant d’importance à ce critère de la stabilité du régime ? Aurélien Colson fournit une explication non par la conjoncture mais par le contexte, italien, d’éparpillement géographique du pouvoir :
Une lecture superficielle laisserait penser que le Prince machiavélien, délaissant l’idéal pour s’en tenir aux nécessités du réel, a tout loisir d’être immoral ou mauvais. Au contraire, Machiavel définit l’exigeante raison d’être de la politique : le Prince doit avant tout établir une Cité, c’est-à-dire assurer la stabilité d’une organisation collective, seule à même de permettre le bien commun. Dans une Italie alors divisée en une vingtaine d’entités politiques, toutes plus instables les unes que les autres et par conséquent proies fragiles des impérialismes français et espagnol, Machiavel accorde la première importance à la stabilité de la souveraineté. C’est bien sous la contrainte de cette fin que Machiavel écrit : « Aussi est-il nécessaire au prince qui se veut conserver, qu’il apprenne à pouvoir n’être pas bon, et d’en user et n’user pas selon la nécessité » (Prince, XV : 335).
L’utilisation de ce critère de conquête et degré de stabilité du pouvoir permet à Machiavel de produire une typologie des formes de gouvernement, dont le principe de raisonnement générale peut être résumé ainsi : la principauté despotique, régie par un monarque absolu dont tout le monde est esclave, est difficile à conquérir (les sujets restant soumis au prince) et facile à conserver (une fois la famille régnante éliminée). La principauté aristocratique est facile à conquérir (il y a toujours un seigneur pour trahir) et difficile à conserver (le même phénomène se reproduisant). La république est à la fois difficile à conquérir et à conserver, les citoyens ayant goûté à la liberté demeurent toujours susceptibles de vouloir la retrouver.
Machiavel étudie ainsi la conquête et l’exercice du pouvoir politique de manière très concrète. Il est cependant moins "cynique" que ce qu’en a dit - depuis des siècles ! - la rumeur, attisée en ce sens par les condamnations religieuses de l’auteur dont le réalisme sociologique paraissait, à l’époque, essentiellement amoral voire immoral. Comme Aurélien Colson et comme la plupart des spécialistes de l’œuvre de Machiavel, Claude Giboin présente cette œuvre en soulignant une des préférences politiques de Machiavel, à savoir l’importance du droit comme modalité de gouvernement substituée à l’ambition et à l’intérêt personnels du monarque :
"Les républiques ne peuvent s’édifier ou se réformer sans une autorité politiquement indiscutable. Ainsi, même si une république doit se former, il lui est préférable de tenir ses institutions d’un seul plutôt que de plusieurs ou du peuple : « Les princes se montrent supérieurs pour créer des lois, donner une constitution à un pays, établir une nouvelle forme de gouvernement » (TL, LVIII, 490/2) ; de même « il faut être seul pour fonder une république ou pour la réformer en entier » et « avant tout se rendre maître absolu de l’État » (TL, I, IX ; I, XVIII, 454/1). Le législateur doit agir en prince ; s’il n’a pas l’autorité exclusive, son action sera paralysée et restera vaine. Aussi qu’importe le moyen « hors des règles ordinaires » employé pour régler la monarchie ou fonder la république. Le résultat, à lui seul, à savoir l’établissement du pouvoir par l’institution des lois, et non l’ambition personnelle, le justifie. Il faut un Romulus, non un César. Tout le chapitre X et sa description de Rome sous les Césars rappelle l’Italie de Machiavel, où la plupart des princes connaissent une mort violente, etrecommande l’exemple des « empereurs qui, respectant les lois, vécurent en bons princes »."
3- Montesquieu (1689-1755)
Intitulé De l’Esprit des lois 11 (1734-1748), l’ouvrage majeur de Montesquieu est immédiatement acclamé comme un chef-d’œuvre auquel tous les écrivains du siècle se réfèrent. Cet engouement tient peut-être aux aspirations libérales de l’époque (réduction des pouvoirs monarchiques et prévention des despotismes) notamment dans les milieux lettrés, c’est-à-dire aristocratiques.
Les treize premiers livres de De l’Esprit des lois développent la théorie bien connue des trois types de gouvernement : gouvernement républicain (qui se subdivise en république démocratique ou aristocratique), gouvernement monarchique (où un seul règne par l’entremise de lois fixes et établies), gouvernement despotique (où un seul règne sans lois, par sa seule volonté et son bon plaisir). À chaque type est rattaché un sentiment politique dont dépend la stabilité du gouvernement : la vertu (respect des lois et de l’intérêt général) en république, l’honneur (respect des titres et des rangs) en monarchie, la crainte en système despotique.
En outre, Montesquieu distingue les États selon leurs finalités spécifiques (outre celle commune de perdurer) : l’expansion territoriale, la guerre, la religion, le commerce, etc. Il « constate » qu’en Angleterre la finalité semble être la liberté politique et que cette finalité s’atteste dans une caractéristique du gouvernement politique : la séparation des pouvoirs. Comme le note Michel Troper (« Montesquieu », Dictionnaire des œuvres politiques, 2001 12), Montesquieu observe et définit deux principes constitutifs de la séparation des pouvoirs :
- la non concentration du pouvoir — le fait qu’un même organe ne puisse cumuler deux fonctions juridiques de l’État, c’est-à-dire qu’une répartition des compétences soit assurée d’une manière ou d’une autre ;
- la mixité du gouvernement — le fait que la fonction législative soit confiée à un organe complexe incluant les assemblées et le roi (disposition anti-despotique) et que la fonction exécutive soit confiée au roi seul (disposition d’efficacité).
4- Rousseau (1712-1778)
L’auteur du Contrat social 13 (1762) distingue selon le nombre de gouvernants (comme chez Aristote), trois formes de gouvernements :
- la démocratie lorsque
tout le peuple ou la plus grande partie du peuple
exerce la souveraineté ; - l’aristocratie lorsque celle-ci est détenue par une minorité ;
- la monarchie quand le gouvernement est concentré
dans les mains d’un magistrat unique dont tous les autres tiennent leur pouvoir
.
Pour Rousseau, chaque forme de gouvernement est la meilleure en certains cas et la pire en d’autres
. Mais il croit pouvoir poser la règle selon laquelle « en général » la démocratie convient aux États petits et pauvres, l’aristocratie aux médiocres en grandeur et en richesse, la monarchie aux grands États riches.
La démocratie, dans cette typologie, est un régime où le peuple adopte les lois et les fait exécuter (on parle de « démocratie directe » pour évoquer cette conception fortement inspirée du système Athénien de l’Agora). Mais Rousseau considère que la démocratie n’a jamais existé et n’existera jamais
. Il s’agit en fait d’un idéal politique, ce que l’on peut appeler aussi une utopie, celle-ci permettant essentiellement d’indiquer un horizon politique vers lequel il faudrait tendre.
L’aristocratie désigne un régime dirigé par un petit nombre de personnes. Mais contrairement à nous, Rousseau désigne ainsi deux types d’aristocratie : l’aristocratie héréditaire et l’aristocratie élective. La première implique l’existence d’une noblesse ; ce régime est jugé très négativement par Rousseau. La seconde implique l’existence d’élections (on est alors très proche de ce que l’on nomme aujourd’hui le « gouvernement représentatif ») et — contrairement à certaines idées reçues (fausses) sur Rousseau — celui-ci a un jugement nuancé : il considère que le gouvernement est confié ainsi aux plus sages
et à ceux qui peuvent mieux y donner tout leur temps
. Rousseau est bien conscient des nécessités pratiques qui conduisent à la démocratie représentative (qu’il appelle aristocratie élective) sur les territoires vastes incluant de vastes populations et c’est ce type de régime qu’il propose lorsqu’il est sollicité pour concevoir des Constitutions notamment pour la Corse et la Pologne.
La monarchie est un régime où le pouvoir de gouverner est formellement concentré entre les mains d’un homme, le monarque. Rousseau est très critique à l’égard de ce régime où l’intérêt général passe constamment d’après lui au second plan derrière les intérêts du monarque et les intérêts de ses proches. En ce sens, Rousseau est sur une position partagée par de nombreux penseurs de son temps (Cf. Montesquieu) qui luttent contre le pouvoir monarchique et notamment contre le système de monarchie absolue observable en France.
Remarques sur la typologie de Rousseau :
- Cette typologie est explicitement normative. Elle vise autant à décrire les régimes qu’à les juger en indiquant quel est le « bon régime » — la démocratie est connotée positivement et même élogieusement, ce qui constitue un retournement sémantique et symbolique complet par rapport à l’héritage culturel aristotélicien. Cependant, les jugements de valeur ne sont absents d’aucunes des autres typologies (Aristote, Machiavel, Montesquieu avaient aussi leurs préférences).
- Sur l’opposition démocratie directe / démocratie représentative, le jugement de Rousseau est nuancé. La radicalisation de cette opposition se construit dans les relectures et les instrumentalisations politiques postérieures de Rousseau. L’aristocratie élective est certes à ses yeux un régime moins bon que la démocratie (puisque celle-ci constitue un idéal) mais c’est aussi à ses yeux, si l’on en juge par ses propres travaux sur le gouvernement de Pologne et son projet de Constitution pour la Corse, le moins mauvais de tous les autres régimes. On trouve encore, dans de nombreux livres, notamment dans certains manuels de droit constitutionnel, une opposition simpliste présentant Rousseau comme un défenseur de la démocratie directe (ce qui est vrai) qui s’opposerait à toute idée de démocratie représentative (ce qui est faux).
- Les régimes tendent à dégénérer (même idée que chez Aristote). La monarchie en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie, la démocratie en « ochlocratie » (forme d’anarchie). Dans tous les cas, cette dégénérescence est un retour à un état sauvage où règne essentiellement la force. Cette dégénérescence est due essentiellement au fait que, selon Rousseau, les gouvernants tendent constamment à faire prévaloir leurs intérêts particuliers sur l’intérêt général.
5- Droits humains fondamentaux et "démocratie" (1789...)
Comme l’observe Henri Audier, les 17e et 18e siècles bénéficiaires d’une extension du nombre d’imprimeries actives, voient proliférer partout en Europe les publications d’ouvrages propulsant une conception démocratique et libérale de la République dont la révolution antimonarchique (exécution en 1649 de Charles Ier) et la proclamation par le Parlement du « Commonwealth », ou « République », sous le pouvoir d’Oliver Cromwell (1649-1658) resteront des moments emblématiques et fondateurs, inspirant sans doute ensuite les révolutions françaises et américaines : "Si le XVIIe siècle est dominé par les monarchies, des républiques résistent : Venise et Gênes, mais aussi la République indépendante des sept Provinces-Unies. Le républicanisme hollandais devient le foyer de la liberté politique et religieuse, de la souveraineté populaire. Les publications défendant la République prolifèrent alors. Ainsi, une collection de l’éditeur Elzevier, les « Petites républiques », réédite Contarini et son apologie de Venise. En 1632, La République des Grecs (Respublicae Graecorum) d’Ubbo Emmius, un ami d’Althusius, célèbre dans la République grecque un « système de liberté » assurant une certaine égalité et examine le fédéralisme de la République des Achéens à base populaire. La même année paraît La République des Hébreux (Respublica Hebraeorum) de Petrus Cunaeus, qui marquera la grande figure du républicanisme anglais, James Harrington. Un autre éditeur de Leyde publie en 1631 Johannes Angelius Werdenhagen et sa République hanséatique (De Rebuspublicis Hanseaticis) qui défend l’« antique liberté germanique ». Quant aux frères de la Court, ils promeuvent la « forme républicaine de gouvernement » qui favoriserait la prospérité marchande des Hollandais. Comme Cunaeus, ils seront lus par Baruch Spinoza qui, dans son Tractacus politicus, défend la démocratie en tant que meilleur type de gouvernement. Toutefois, c’est plus encore en Grande-Bretagne qu’une pensée républicaine élaborée s’affirme." 14
Raynaud Philippe, « République et démocratie », dans : Jean-Vincent Holeindre éd., La Démocratie. Histoire, théories, pratiques. Auxerre, Editions Sciences Humaines, « Synthèse », 2010, p. 49-55 : https://www-cairn-info.ezpaarse.univ-paris1.fr/la-democratie--9782912601988-page-49.htm
Suite : L’identification contemporaine des formes de gouvernement : totalitaire, autoritaire, démocratique