La conception de l’influence des médias sur les opinions oscille entre deux positions partiellement contradictoires : la théorie des effets limités d’une part, les approches soulignant des effets majeurs d’autre part.
1- Théorie des effets limités
Cette théorie est énoncée par Paul Lazarsfeld (The People’s Choice, 1948 1) en collaboration avec un de ses élèves, Elihu Katz (Personal influence : the part played by people in the flow of mass communication, 1955 2). Selon eux, il existe un sorte d’écran qui filtre les informations au regard de notre sélection, notre attention et notre mémoire. Cette perception, compte tenu de notre âge, de notre histoire familiale, de notre appartenance sociale ou politique n’enregistre que celles qui vont renforcer nos attitudes et nos opinions préexistantes. Paul Lazarsfeld souligne, lors de son étude de la campagne électorale de 1940, que les intentions de vote, en particulier pour les électeurs qui se décident tardivement, avaient été orientées par l’influence des contacts personnels. L’information des médias est, en fait, relayées, par les personnes les plus attentives, les plus intéressées. Ils montrent ainsi que les individus sont soumis en premier lieu à l’influence des groupes « primaires » (famille, amis, collègues, etc.). Ceux-ci maintiennent une conformité d’opinion parmi leurs membres en résistant aux influences extérieures, et en particulier à celle des médias.
Si l’influence des médias n’est donc pas directe, elle est néanmoins relayée par des leaders d’opinion. À la suite de Lazarsfeld, Elihu Katz (« À propos des médias et de leurs effets », 1990 3) soutient l’idée selon laquelle cette influence s’exerce selon un modèle de flux à deux niveaux/temps (two step flow communication). Les messages des médias atteignent d’abord des personnes plus exposées, attentives aux médias, à tous les niveaux de la société (journalistes, notables, chefs de famille, personnes réputées savantes sur ces sujets, etc.). Le leader d’opinion est caractéristique d’un groupe primaire qu’il influence d’autant mieux qu’il incarne ses valeurs. Cette influence n’existe que dans un domaine particulier où lui est reconnu un crédit ou une expertise. C’est à travers les leaders d’opinion que les messages des médias sont retransmis par contact aux individus au sein du groupe.
Il y a donc bien influence, mais c’est une influence limitée par rapport à celle de l’environnement direct de l’individu, une influence indirecte en tant qu’elle est médiatisée par des leaders d’opinion et une influence conservatrice puisqu’elle va dans le sens d’un renforcement sensible de l’opinion préétablie.
2- Deux effets majeurs
Les travaux qui se détachent de la théorie des effets limités mettent en évidence deux phénomènes majeurs : un effet de construction de la réalité et un effet d’homogénéisation des opinions aussi bien en ce qui concerne la définition dominante de l’agenda (la distribution hiérarchisée des sujets prioritaires), qu’en ce qui concerne la marginalisation des opinions minoritaires (spirale du silence).
Les médias participent à la construction sociale de la réalité sociale et politique en mettant en exergue des faits dont nous n’aurions pas connaissance autrement. Cette sélection forme une réalité sociale fabriquée par rapport à laquelle l’individu réagit et se positionne. Ainsi G. Ray Funkhouser 4 (« The Issues of the Sixties : an Exploratory Study in the Dynamics of Public Opinion », 1973 5 ; Le pouvoir de persuasion, 1988 6) montre, à partir d’études de la presse et d’enquêtes de lectorats, que les médias disent moins ce qu’il faut penser que ce à quoi il faut penser. En travaillant sur les choix de sujets et leurs perceptions sociales aux États-Unis durant les années 1969/1970, notamment les formes de criminalité, l’inflation et la guerre du Vietnam, il montre que les lecteurs interrogés accordent plus d’importance aux sujets traités médiatiquement qu’aux autres. Les médias mettent en exergue certaines questions, certains problèmes publics plutôt que d’autres, ils contribuent ainsi à définir l’agenda politique de leur lectorat. Inversement, en nous disant à quoi il faut penser, ils nous disent également, mais implicitement, à quoi il ne faut pas penser.
Les analyses d’Élisabeth Noëlle-Neumann (« La spirale du silence », 1974 7) menées en Allemagne et aux États-Unis montrent que les médias reflètent des climats d’opinion se formant dans la population. Les médias, et particulièrement la télévision, ne donnent une visibilité et une crédibilité qu’aux opinions majoritaires ; ils éliminent ainsi les opinions dissidentes, les marginalisent. Mais l’origine du phénomène est à rechercher d’abord dans les attitudes individuelles puis dans leur interaction avec la communication médiatique. Les individus décident de participer (prise de parole) en fonction de la distribution des opinions présentées par des médias entretenant le conformisme : ceux qui conservent des opinions minoritaires ont tendance à ne pas les exprimer et ce silence renforce l’opinion de la majorité tout en réduisant le nombre d’adhésions exprimées à l’opinion minoritaire. Cette inclination au silence des opinions minoritaires s’expliquerait à la fois par la peur de se sentir isolé et par le doute intériorisé sur sa propre capacité de jugement. Les analyses d’Élisabeth Noëlle-Neumann, inspirées par la sociologie tocquevillienne et une pratique professionnelle de sondages d’opinion, sont plus interactionnistes que directionnistes : c’est par effet de composition des comportements individuels que s’explique selon elle l’imposition progressive de l’opinion majoritaire reflétée par les mass-médias. Mais ceux-ci produisent l’essentiel de l’environnement cognitif dans lequel l’individu apprécie la validité sociale de sa propre opinion et décide de s’exprimer ou de ne pas s’exprimer :
Les mass-médias appartiennent au système par lequel l’individu acquiert son information sur son environnement. Pour toutes les questions qui ne relèvent pas de sa sphère personnelle, il est presque totalement dépendant des mass-médias tant en ce qui concerne les faits eux-mêmes que pour l’évaluation du climat d’opinion.
Sur ce versant, l’auteur pointe, dans une perspective plus directionniste, un puissant pouvoir d’influence politique des mass-médias donc des journalistes, des rédactions et de leurs environnements respectifs non seulement en ce qui concerne l’agenda des sujets mais aussi sur l’analyse des sujets.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - L’influence des médias »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 28 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 28