La notion de culture politique se distingue de celle d’idéologie sur les deux points qui viennent d’être évoqués : la culture n’a pas la cohérence interne qui caractérise les idéologies et elle n’implique pas nécessairement la domination d’un groupe ou d’une catégorie sociale sur les autres. La culture politique est plus diffuse que l’idéologie.
L’étude de référence est celle de Gabriel Almond et Sidney Verba, (The Civic Culture : political attitudes and democracy in five nations, 1963 1). Il s’agit d’une enquête par sondage, menée entre 1958 et 1962 simultanément dans cinq pays différents (États-Unis, Royaume Uni, Mexique, RFA, Italie) et qui a pour ambition d’identifier les fondements culturels de la démocratie. Ils cherchent à comprendre pourquoi le système démocratique a mieux résisté au cours du XXe siècle dans certains pays (États-Unis, Royaume Uni) que dans d’autres (Allemagne, Italie). L’étude a été revue et réactualisée par les auteurs en 1980 (The Civic Culture Revisited : an analytic study, 1980 2).
1- Définition de la culture
Un ensemble de savoirs, de perceptions, d’évaluations, d’attitudes et processus politiques qui permettent aux citoyens d’ordonner et d’interpréter les institutions et processus politiques ainsi que leurs propres relations avec ces institutions et processus.
Plus précisément, trois composantes peuvent être distinguées :
- Les composantes cognitives (ce sont les connaissances, ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir sur les institutions politiques, leur fonctionnement, sur les dirigeants politiques, etc.).
- Les composantes affectives (au-delà du jugement rationnel jouent des sentiments d’attirance ou de répulsion, de sympathie ou d’antipathie, d’admiration ou de mépris à l’égard des hommes politiques, des organisations, des courants de pensée, etc.).
- Les composantes évaluatives, les valeurs, les idéaux et les idéologies politiques nous amènent à juger positivement ou négativement certains événements, certains comportements et plus globalement la capacité du système politique à atteindre certains objectifs.
2- Trois types de culture politique
Les auteurs distinguent trois grands types de culture politique : la culture paroissiale, la culture de sujétion, la culture de participation.
- La culture paroissiale (≈ esprit de clocher) est celle d’individus peu sensibles au système politique global, à l’ensemble national. Ce trait marque souvent de nouveaux États qui rassemblent des collectivités hétérogènes. La culture politique est alors fragmentée en sous-cultures que l’on trouve aussi dans des nations anciennement constituées (ex. : Bretagne, Corse, Alsace, Pays Basque...) ; mais l’horizon politique des individus ne se limite pas seulement à ce cadre local.
- La culture de sujétion implique une connaissance du système politique global associé à des attitudes de passivité à son égard — le système politique est ressenti comme extérieur et supérieur, source de bienfaits (prestations, services...) et de risques (sanctions, répressions...).
- La culture de participation implique non seulement une certaine connaissance et adhésion au système politique mais de surcroît des attitudes d’engagement dans le fonctionnement de ce système, par la participation politique (élections, manifestations, pétitions, etc.).
3- Congruence et mixité
Les auteurs soulignent l’adéquation entre ces types de culture politique et des types de structures politiques :
- la culture paroissiale est en harmonie avec une structure politique traditionnelle décentralisée (ex. : Ancien Régime) ;
- la culture de sujétion correspond bien à une structure politique centralisée et autoritaire ;
- la culture de participation s’accorde mieux à une structure démocratique.
Néanmoins, cette adéquation entre culture et structure n’est jamais parfaite parce que toute culture politique nationale est mixte et comprend des éléments paroissiaux, de sujétion et de participation.
4- La « culture civique »
Les auteurs désignent par là un modèle abstrait : la culture « idéale » favorable au maintien de la démocratie. Cette culture civique, disent-ils, en s’inspirant de la situation anglaise (exemple de régime démocratique ancien et stable), est une association harmonieuse des trois types de culture politique.
- En Grande-Bretagne, observent-ils, la participation politique est fondée sur des traditions paroissiales nuancées par la déférence à l’égard de la Couronne et de l’Establishment.
- Aux États-Unis, le citoyen est politiquement actif (même si les auteurs constatent en 1980 un certain déclin de la culture de participation) et la culture de sujétion est faible (défiance à l’égard de l’appareil bureaucratique d’État) mais pas inexistante (adhésion à la Constitution, au drapeau...).
- L’Allemagne au contraire se caractériserait par une forte culture de sujétion (histoire de l’État prussien, du national-socialisme et de l’occupation d’après-guerre).
- L’Italie, dominée par le fascisme puis la démocratie chrétienne, mêlerait une culture paroissiale et une culture de sujétion peu propice au fonctionnement du système démocratique.
- Le Mexique au contraire allierait des éléments paroissiaux et des éléments de participation avec une faible sujétion à l’égard des autorités nationales.
5- Principales critiques
L’étude :
- valorise implicitement une certaine culture (adhésion et participation au système) et dévalorise symétriquement les cultures polarisées autour d’idéologies fortes alors que de tels antagonismes politiques peuvent être sources de progrès...
- rejoint et perpétue des stéréotypes nationaux (la discipline des Allemands, l’insouciance des Italiens, la défiances des Anglais à l’égard de l’État...) qui présentent toujours le même caractère réducteur au regard des comportements individuels et de la diversité interne des cultures nationales.
- se focalise sur le cadre national négligeant ainsi d’étudier les cultures formées sur des bases sociales ou socio-professionnelles (ex. : la culture ouvrière, la culture des élites, etc.).
- repose sur une méthodologie de sondages qui accorde une grande importance aux opinions exprimées alors qu’elles ne révèlent pas nécessairement ce que sont les comportements en situation (ex. : on peut valoriser l’engagement politique sans s’engager...).
Jérôme VALLUY‚ « Segment - La culture civique : l’enquête de Gabriel Almond et Sidney Verba et ses faiblesses »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 25