1- Gouverne-t-on ? (...sur deux siècles)
La question « Gouverne-t-on ? » et les deux schémas d’interprétation sont utiles aussi à une échelle de temps supérieure, lorsqu’il s’agit d’analyser les perceptions savantes des relations entre l’État démocratique et la société industrielle aux XIXe et XXe siècles. La concomitance de l’expansion de l’État et de l’industrialisation est observée par ses contemporains dès le milieu du XIXe siècle et théorisée plus tard, au tournant des deux siècles, dans les sciences économiques, la sociologie naissante et les sciences juridiques notamment pour tenter d’expliquer la croissance des appareils administratifs d’État, de leur nombre de salariés et de secteurs d’action publique. Les deux schémas éclairent aussi les perceptions historiques des processus de communication depuis l’industrialisation de la culture, la construction d’un espace public de représentation et d’une économie de la connaissance.
Si l’on se focalise d’abord sur la croissance quantitative de l’État, c’est peut-être parce qu’elle est simplement plus immédiatement visible dès le XIXe siècle, indexable au nombre d’agents publics, à l’évolution des masses budgétaires et au nombre de ministères. Il existe une grande variété d’explications qui mettent chacune l’accent sur un ou quelques aspects du phénomène. Chacune constitue donc une interprétation partielle qui doit être rapprochée des autres pour comprendre le phénomène. Or le classement de ces explications est délicat aussi bien au regard de leurs origines scientifiques (ex. : des économistes traitent de phénomènes non économiques) que de leurs analyses (ex. : la plupart d’entre eux associent de multiples facteurs démographiques, économiques, culturels, politiques...). Mais si on les regroupe au moyen des deux idéaux-types, elles forment alors des ensembles relativement cohérents.
- Dans une perspective interactionniste, l’expansion de l’État est un phénomène subi par l’homme, produit par de multiples facteurs macro-économiques, démographiques, sociologiques militaires et technologiques.
- Dans la perspective directionniste, on rapporte cette expansion à des croyances intéressées ou à une stratégie de la classe gouvernante pour légitimer son pouvoir et faire face aux évolutions du système économique.
2- Schéma interactionniste
Dans la sociologie 1 et l’économie allemandes naissantes de la fin du XIXe siècle, la force motrice de l’histoire semble provenir de la société civile : le passage de la communauté à la société par délitement industriel de celle-ci 2, chez Ferdinand Toënnis, la création de l’État comme manifestation des vainqueurs chez Robert Oppenheimer ou du processus de rationalisation, chez Max Weber, sa croissance liée à l’industrialisation et à l’urbanisation propulsant une loi sous-jacente d’expansion continue de l’action publique, chez Adolph Wagner 3, forment un mouvement d’ensemble, connoté positivement ou négativement selon les auteurs, mais dont l’imputation en dernier ressort semble immanent à la société et s’exprimer dans sa culture. En France l’école durkheiminenne met l’accent sur la division du travail et la complexification de la société comme explication du rôle progressivement central et dominant pris par l’État au détriment des groupes intermédiaires 4.
D’autres auteurs récents, non liés aux précédents, soulignent l’importance de la transition démographique (croissance, par passage d’équilibre haut à équilibre bas, tirée par l’industrialisation et les nouveaux modes de vie) comme vecteur de transformations de l’État et de son interventionnisme croissant 5. Des auteurs anglais, vont compléter la loi de Wagner en mettant en évidence le rôle déterminant sur les finances publiques des grandes crises majeures de la période (récession de la fin du XIXe siècle, guerre de 1914/1918, crise de 1929, guerre de 1939/1945) qui entraînent des hausses acceptées d’impôts (et de dépenses publiques), sans retours ultérieurs aux niveaux antérieurs, par « effets de seuil » corrélables à l’expansion de l’appareil administratif 6.
Le processus de gouvernement (plutôt que l’État) est décrit comme une compétition relativement fluide d’intérêts se contrebalançant réciproquement dans leurs influences, un peu comme un marché 7. Le développement même de la bureaucratie est propulsé de façon sous-jacente par agrégation involontaire de mécanismes bureaucratiques, micro-sociologiques, d’augmentation des dépenses 8. L’extension du droit de suffrage, entraîne le grossissement des partis, avec un effet latéral de surenchère des promesses dans le jeu électoral et l’augmentation des dépenses 9.
La somme des actions disjointes de « groupes d’intérêt » agissant vers les partis et l’État, pour leurs avantages respectifs, accentue l’augmentation, non contrebalancée par l’intérêt collectif de contribuables trop hétérogènes pour former un groupe unifié 10. L’innovation technologique, tout au long de cette histoire, expliquée par des « inventions », chacune isolément conçue comme une imbrication inopinée de savoirs et techniques disparates, réunies par le génie de l’inventeur puis étendues dans leurs usages par celui de l’industriel, forment un cours historique incontrôlé, constatable a posteriori. Aujourd’hui encore l’histoire de l’informatique est souvent conçue comme la somme de quelques innovations, inventeurs et entreprises, puis, au tournant numérique, comme l’effet de flux croissants de consommations individuelles.
Dans ce schéma d’interprétation, la société civile, aussi fluide que ses évènements sont aléatoires, produit une dynamique sous-jacente à l’histoire et se trouve placée de ce fait très haut sur l’agenda scientifique interactionniste. Le schéma d’interprétation peut ici se prolonger, par changement d’échelle temporelle, en suivant sa précédente esquisse relative aux temps plus courts, décennaux de l’action publique qui aboutit au problème de la gouvernabilité des sociétés modernes.
Le schéma interactionniste, de prime abord, ne semble pas refléter une théorie générale unifiée de l’histoire de la société civile ou de ses relations à l’État. Mais il en décrit une qui reste le plus souvent implicite : celle d’une évolution immanente par succession, aléatoire et cumulative au cours du temps, de propulsions ponctuelles et sectorielles de l’histoire globale par divers facteurs sociaux et interactions entre ces facteurs. Les contributions à ce schéma s’agrègent les unes aux autres souvent involontairement.
Le schéma directionniste au contraire amène à décrire des analyses qui reposent tendanciellement sur des théories de l’histoire globale, explicitées ou sous-entendues par chaque auteur et leurs contributions s’agrègent de façon beaucoup plus intentionnelle les unes aux autres, formant des courants d’analyse, chacun orienté par des diagnostics et des préférences communes. Chaque courant ne construit pas néanmoins une identité collective qui correspondrait à une « école de pensée » : c’est davantage le cas pour le courant marxiste dont les auteurs ont souvent conscience de faire partie d’un même ensemble mais leurs divergences, accumulées sur deux siècles, rendent l’ensemble hétérogène. Le courant élitiste, durant toute la période, apparaît plus comme un archipel de penseurs épars, souvent divergents, préférant l’expression individuelle que l’inscription de leurs analyses dans un ensemble intellectuel collectif.
3- Schéma directionniste
À cette échelle séculaire de l’histoire, le schéma directionniste peut, en effet, être élaboré d’abord à partir de deux traditions divergentes, élitiste ou marxiste, de conceptualisation de la distribution asymétrique du pouvoir 11.
La pensée élitiste est ancienne. Elle présente comme universelle la domination d’une classe dirigeante (performante) sur toute société, éventuellement diversifiée dans ses compétences 12, mais unifiée dans son périmètre, avec comme principale variation dans l’histoire humaine celle des justifications de ce fait ou des types de domination légitime 13. Les élitistes vont mettre l’accent sur l’autonomie relative de l’idée, qui justifie l’asymétrie, en analyser la cohérence interne ainsi que la généalogie historique, plus ou moins indépendante des déterminations socio-économiques de la pensée qu’analysent les marxistes pour critiquer les motifs de domination. L’asymétrie, dénoncée par les marxistes, est présentée par les élitistes, comme une vertue ou une fatalité : une « loi d’airain de l’oligarchie » 14 apparaît dans l’étude micro-sociologique d’un parti pour l’étendre à toute organisation ; l’oligarchie génére la « formule politique » 15 qui lui permet de dominer : les formules changent… le fait oligarchique demeure
16 et l’élitisme a deux débouchés potentiels, selon qu’est valorisé ou critiqué ce fait : le fascisme ou la démocratie 17. Mais les élitistes ont rarement critiqué le fait oligarchique hormis une critique atypique de l’élite du pouvoir 18. Malgré, ou à cause de leurs oppositions, les deux courants partagent une même distinction conceptuelle de la « classe dirigeante » ou « catégories dirigeantes » 19 vis-à-vis « des masses » rabattues au rôle de « moutons de Panurge » 20 ou de « la masse » ensemble inorganisé issu de sociabilités aléatoires, non communautaires 21 et victime à défendre du processus « d’aliénation » 22.
Dans les deux courants, la ou les masse(s) est/sont tenue(s) pour quantité négligeable dans les processus de décision politique et l’État constitue l’instrument de direction principal. Les marxistes soutiennent la thèse de l’unicité d’une élite unifiée, bourgeoise et marchande, rendue consciente d’elle-même et des ses intérêts par ses « intellectuels organiques » 23. Elle contrôle l’appareil d’État pour perpétuer sa domination par la violence physique (police, armée) et la violence symbolique (église, école) 24 en luttant notamment contre la baisse tendancielle des taux de profits… et le développement de l’État-providence s’explique alors historiquement comme une béquille du capitalisme 25. La violence symbolique devient centrale pour la légitimation 26, dans le capitalisme avancé avec la formation d’un « espace public de représentation » 27 lié au développement des mass-médias et des industries culturelles 28. La théorie du néo-corporatisme 29 enfin, issue du marxisme?, fait une jonction improbable entre les deux courants (et les deux temporalités) en pensant la domination d’une élite à la fois globale et sectoriellement diversifiée dans une relation entre l’État et la société civile qui se modifie, en apparence seulement, dans le passage historique d’un corporatisme classique, étatique, caractéristique de l’Ancien Régime et de régimes autoritaires contemporains, à un corporatisme sociétal ou « néo-corporatisme » caractéristique des systèmes démocratiques.
Plus récemment le concept de "capitalisme de surveillance" élaboré par Shoshana Zuboff synthétise en 2019 l’état des recherche sur les transformations du capitalisme à l’ère numérique et montre une domination marchande, notamment celle des nouvelles entreprises monopolistiques de l’Internet et du Web dites "GAFAM". Ce concept relève d’abord du schéma directionniste sans que l’analyse "empirique" de l’auteur ne soit fermée aux phénomènes mieux décrits par le schéma interactionniste :
Dans ce schéma d’interprétation directionniste, l’État, aussi central et dominateur que légitime ou illégitime, selon les courants, sert à maîtriser le cours de l’histoire et se trouve placé de ce fait très haut sur l’agenda scientifique directionniste. Le schéma d’interprétation peut ici se prolonger, par changement d’échelle temporelle, en suivant sa précédente esquisse relative aux temps plus courts, décennaux, de l’action publique, qui aboutit au problème du changement par crise, voire révolution ou succession de crises.
Les deux schémas d’interprétation interactionniste et directionniste ne correspondent pas à des « écoles de pensée » au sens où les auteurs regroupés dans l’un et l’autre, aux deux échelles de temps, auraient conscience de faire partie d’un même ensemble intellectuel, dialogueraient entre eux dans une même époque ou à travers les époques mais à des « idéaltypes », selon la désignation de Max Weber, décrivant de façon stylisée, dans ce cas, des articulations d’analyses formant ensemble ces schémas de pensée (Cf. Sous-section - Interactionnisme, directionnisme (œcuménisme) : schémas de contrôles croisés).
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Transformations de l’État démocratique industriel : subies ou voulues ? »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 17