1- Gouverne-t-on ? (...sur quelques décennies)
Dans l’analyse de l’action publique étatisée, ce que l’on désigne aussi par « politiques publiques » tout en considérant l’importance des acteurs non-étatiques dans les processus de décision, la question Gouverne-t-on ? prend tout son sens lorsque les enquêtes de terrain font découvrir le grand nombre et la diversité d’acteurs sociaux interdépendants pouvant être considérés comme les coauteurs d’une action publique. Cette question s’impose plus encore au vu de la prolifération des messages, divers dans leurs formes et dans leurs contenus, qui devraient être pris en considération pour retrouver le sens d’un processus d’action publique. On peut se demander alors si le processus social et historique que représente la formation d’une politique publique est effectivement maîtrisé — au moins par certains acteurs — ou si, au contraire, déclenché et perpétué par les actes de chacun, il se développe de manière autonome par rapport à ces actes et à leurs intentions. Dans les travaux relatifs à l’action publique, la prédominance ancienne du schéma interactionniste amène plutôt à une formulation inversée, mais symétrique : l’action publique suit-elle un cours historique qu’aucun agent particulier n’a déterminé par ses actes ou délibérément recherché ?
La bibliographie permet de faire ressortir, de ce point de vue, deux schémas d’interprétation, qui constituent les deux pôles d’un continuum entre lesquels se situent la plupart des études réalisées. La première position, que l’on peut qualifier d’interactionniste, voit chaque processus d’action publique se composer par interaction d’une multitude d’acteurs, comme un « effet émergent » ou « effet de composition », et suivre au cours du temps une évolution assez imprévisible, dont la trajectoire ne saurait être imputée à la volonté d’un acteur, d’un groupe ou d’une catégorie. La seconde position, que l’on nommera directionniste, attire au contraire l’attention sur le rôle prépondérant que joue(nt) une « classe sociale » ou bien une ou des « élites » susceptible(s) de peser sur les représentations sociales, les systèmes de valeurs, et de contrôler l’enchaînement des interactions sociales, qui donnent, au cours du temps, le sens que prend l’action publique.
2- Schéma interactionniste
Le schéma interactionniste, schéma fondateur de la policy analysis d’inspiration américaine, analyse le gouvernement comme un processus 1, met l’accent sur le caractère diffus et compensé 2 du pouvoir et, corrélativement, sur la précarité du leadership politique 3. De nombreux groupes ou leaders 4 s’inscrivent, en alliés ou en opposants, dans une compétition relativement fluide 5, faite de démarches essentiellement incrémentales 6 visant à orienter des actions publiques. Ces leaders et ces groupes subissent en outre les aléas des résultats électoraux 7, des sondages d’opinion 8 et des activités médiatiques 9 ; l’avènement d’un changement de fond dans l’action gouvernementale paraît dès lors conditionné à l’ouverture imprévisible et ponctuelle d’une fenêtre d’opportunité reliant l’évolution de la vie politique, la formation des problèmes sociaux et celle des politiques publiques 10.
La faible maîtrise de ces processus complexes et instables est liée aux limites cognitives des agents sociaux 11 et à la diversité de leurs valeurs, perceptions et objectifs 12. L’autonomie relative de l’action publique tient en outre aux processus bureaucratiques 13 de concrétisation des choix politiques et aux usages sociaux des règles de droit 14. La mise en œuvre des décisions publiques apparaît comme une source partiellement irréductible d’incertitudes qui laissent place à la redéfinition des orientations et fragilisent la frontière conceptuelle entre formulation et exécution 15.
Le pouvoir se conçoit alors comme essentiellement relationnel dans la perspective fluide des tactiques générales de la gouvernementalité 16. Dans le cadre de ce schéma, et dans ce cadre-là seulement, le problème majeur qui se pose est celui de la gouvernabilité 17 : comment face à une réalité sociale aussi fragmentée, fluide et incertaine, concevoir qu’un acte de gouvernance permette à un acteur quel qu’il soit, y compris l’État, d’atteindre effectivement les objectifs qu’il poursuit 18 ? C’est typiquement la question qui culmine au sommet de l’agenda scientifique des études interactionnistes.
3- Schéma directionniste
À l’opposé du précédent, le schéma directionniste, attaché pour partie aux analyses élitistes 19, marxistes 20, et néo-corporatistes 21, repose fondamentalement sur la reconnaissance d’une tendance à la concentration des ressources de pouvoir, selon des figures oligopolistiques (élites) ou monopolistiques (classe sociale), entre les mains de groupes dirigeant effectivement le système global et l’action publique 22. Une structure du pouvoir apparaît 23 en haut de laquelle sont située des élites dirigeantes, professionnalisées 24 dans des fonctions dites représentatives, qui laissent à la plus grande partie de la population le rôle de suivisme 25 ou de spectateurs passifs d’un espace public de représentation 26.
Le jeu politique se déroule alors essentiellement aux échelons supérieurs du pouvoir où les protagonistes agissent en fonction de visions du monde socialement construites 27 (généralement conformes à leurs intérêts respectifs), qu’ils tentent d’imposer et de transcrire en politiques publiques (textes juridiques, discours officiels, comportements individuels et collectifs...) 28. La réussite d’une telle tentative est fonction des rapports de forces et reflète finalement la situation de domination, relative ou absolue (hégémonie), acquise par une classe, une coalition 29 ou une catégorie sociale 30. Le champ politique, structuré par la compétition pour le contrôle de l’appareil d’État apparaît aux centres des recherches, les autres champs étant réputés lui être subordonnés par les lois 31.
L’observation des situations de domination ou d’hégémonie n’amène pas à en déduire l’immuabilité des situations et actions publiques, mais à s’interroger sur les conditions et modalités du changement dans leurs constructions sociales et intellectuelles. En effet, la concentration des ressources de pouvoir tendant à stabiliser les positions de domination ou d’hégémonie, stabilise aussi les orientations de politiques publiques et le changement, généralement conçu comme un basculement, une crise ou une succession de crises, apparaît alors comme un problème analytique de premier plan (comment expliquer ce basculement ou cette tendance ?) sur lequel se focalise typiquement l’agenda scientifique des études directionnistes 32.
Les deux schémas d’interprétation interactionniste et directionniste ne correspondent pas à des « écoles de pensée » au sens où les auteurs regroupés dans l’un et l’autre, aux deux échelles de temps, auraient conscience de faire partie d’un même ensemble intellectuel, dialogueraient entre eux dans une même époque ou à travers les époques mais à des « idéaltypes », selon la désignation de Max Weber, décrivant de façon stylisée, dans ce cas, des articulations d’analyses formant ensemble ces schémas de pensée (Cf. Sous-section - Interactionnisme, directionnisme (œcuménisme) : schémas de contrôles croisés).
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Action publique étatisée : émergente ou maîtrisée ? »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 16