Le chômage pourrait se définir en termes très généraux comme une sous utilisation des capacités de travail des membres d’une collectivité. Toutes les sociétés ont connu et connaissent ce phénomène de sous utilisation des capacités de travail mais cela se traduit différemment d’une société à l’autre. Dans les sociétés traditionnelles ou dans les sociétés actuelles du Tiers monde, le sous-emploi des forces de travail se traduit par le maintien d’une partie de la main d’œuvre dans des tâches non salariées pour lesquelles le temps de travail utile et la productivité sont anormalement faibles. En zone urbaine, les « petits boulots » et la multiplication des statuts parasitaires dans les institutions publiques et privées peuvent correspondre à un tel phénomène. Dans ces sociétés, l’absence de séparation nette entre l’activité professionnelle et l’activité domestique rend moins visible le phénomène de sous-emploi. En outre, face à ce phénomène l’organisation familiale de la production (agricole ou artisanale) conduit à étaler la charge de travail entre les différents membres sans que la mise au chômage de l’un d’eux soit envisageable.
On le voit, la définition précédente ne correspond pas à celle, socialement produite et intériorisée par chacun, du chômage dans nos sociétés. Celui renvoie à l’image d’une personne cherchant un travail salarié et n’en trouvant pas. Or cette définition du chômage, propre à nos sociétés, reflète plusieurs de leurs caractéristiques : il s’agit de sociétés qui se caractérisent par une scission entre l’activité domestique et l’activité de revenu, par la généralisation du travail salarié comme activité de revenu (« sociétés salariales ») et par la reconnaissance institutionnelle du chômeur.
C’est un fait de société qui rend l’autosuffisance des ménages aujourd’hui impossible et le travail domestique insuffisant pour satisfaire les besoins de la famille. Ce contexte social oblige l’individu à rechercher un autre type de travail rémunérateur quand bien même sa charge de travail domestique suffirait à l’occuper (chômage ne veut pas dire oisiveté, une personne au chômage élevant des enfants peut être très occupée). « Notre » chômage implique donc une société rendant impossible le repli sur des activités domestiques ou « précapitalistes ».
D’autre part, le travail rémunérateur s’inscrit massivement dans le cadre de la relation salariale et ceci au détriment du travail indépendant (artisans, agriculteurs, médecins, avocats...). Il n’y a pas de chômage pour un travailleur indépendant, ou plutôt il n’y a de chômage pour lui que lorsqu’il est contraint d’abandonner ce statut « d’indépendant » pour se mettre à la recherche d’un emploi salarié. Comme l’a bien montré Christian Topalov 1, l’invention du chômage est une invention du salariat moderne
. « Notre » chômage implique une société où le travail est devenu massivement l’objet d’une relation marchande de type salariale.
Enfin, même dans ces sociétés, l’existence du chômage implique que les chômeurs aient un intérêt à se déclarer comme tel. Aussi longtemps qu’il est victime d’une opprobre sociale le désignant comme paresseux ou incapable, il n’a aucun avantage à le faire. Tant que la société blâme le chômeur, celui-ci recherche des palliatifs (petits boulots, activités non salariées, etc.) ou se maintient dans la population dite « inactive » (jeunes, femmes). Cette évolution passe notamment, montre Chistian Topalov, par la distinction entre « chômage » et « chômage involontaire » en français. Une mutation profonde a lieu non seulement dans le vocabulaire mais aussi la connaissance typologique du phénomène (distinction entre « vagabonds », « mendiants professionnels », « inutilisables », « pauvres chroniques » et... « chômeurs »). Il faut donc l’apparition d’une définition du chômeur comme victime de la société et la genèse d’institutions de protection contre le chômage (assurance chômage, bureau de placement, etc.) pour que « notre » chômage soit reconnu socialement et statistiquement.
D’autres conditions sont nécessaires à l’apparition du chômage (notamment le ralentissement de l’activité économique !) mais celles-ci suffisent à montrer que le chômage tel que nous le définissons est, en tant que problème public, une construction sociale et le produit spécifique d’une société et d’une histoire particulière.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Un problème spécifique aux sociétés salariales »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 27 mai 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 138