Dans la tradition marxiste, le développement de l’État-providence correspond à une stratégie politique tendant à compenser certaines tendances économiques jugées néfastes. Cette analyse en termes de volontarisme politique n’est pas exempte d’ambiguïté : bien qu’attaché à un matérialisme historique qui fait de l’économie le moteur de l’histoire et du politique et non un simple reflet des rapports de production, le phénomène État-providence est perçu comme un palliatif ponctuel utilisé par la classe bourgeoise face au déclin pourtant inéluctable du capitalisme. Les interprétations marxistes ont en commun de soutenir la thèse de l’instrumentalité de l’État-providence : il est au service du capital et permet au système capitaliste de perdurer. C’est une simple « béquille du capitalisme » 1.
La bibliographie marxiste est trop abondante pour être résumée. Les travaux des années 1970 marquent particulièrement le débat avec les ouvrages de Nicos Poulantzas 2 en France, James O’Connor 3 aux États-Unis, Claus Offe 4 en Allemagne et Ian Gough 5 en Grande-Bretagne. La thèse centrale (l’État-providence au service du capital) a été déclinée à travers deux argumentations complémentaires :
1- État-Providence = instrument politique de légitimation du capitalisme
Les deux moyens précocement identifiés dans la pensée marxiste étaient la force (police + armée) et l’idéologie (église + intellectuels organiques + école...). Les politiques sociales viennent s’ajouter à cette panoplie d’instruments au service de la classe bourgeoise pour pérenniser le capitalisme malgré ses dysfonctionnements structurels et les crises qui en résultent. Gestion du chômage, logements sociaux, assurances maladies... sont des expédients permettant de gagner du temps (sur le sens de l’histoire = chute du capitalisme) en transférant à l’État la charge de résoudre ces crises économiques et sociales. C’est notamment la thèse de Jurgen Habermas dans Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans la capitalisme avancé 6 : la fonction de l’État-providence est de réduire l’impact des crises, notamment la crise de légitimité.
Remarque
Bien que marquée idéologiquement, cette analyse rejoint l’interprétation contemporaine des conditions d’émergence des premières politiques sociales sous Napoléon III et sous Bismarck : préoccupations tactiques (prévenir des potentialités révolutionnaires et stabiliser le régime en calmant la classe ouvrière).
2- État-providence = instrument économique de défense des profits privés
D’après les marxistes, l’une des tendances historiques lourdes dans l’évolution du capitalisme à long terme est l’abaissement du taux de profit. Dans cette perspective, l’accroissement des dépenses publiques caractéristiques de l’État-providence est interprété comme un moyen de revaloriser le capital :
Le propre de l’État, remarque Louis Fontvieille, est d’échapper à l’impératif du profit qui s’impose, au contraire, au capital privé. Cette particularité est à la base du développement d’un capital public dévalorisé, c’est-à-dire qui ne réclame pas la part qui devrait lui revenir dans le partage de la plus-value, augmentant d’autant la part des autres fractions du capital.
L’État peut produire des services qui élargissent les bases de l’accumulation capitaliste, qu’il s’agisse de services rendus directement aux capitalistes (investissement en voie de communication) ou de services rendus aux travailleurs et ainsi indirectement aux capitalistes (investissements en formation, assistance vis-à-vis des plus démunis réduisant la pression sociale sur les conditions de travail...).
Remarque
Un grand nombre de dépenses publiques peuvent être analysées comme une manière indirecte d’augmenter les profits privés. Le phénomène socialisation des coûts + privatisation des bénéfices s’observe fréquemment.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - L’expansion de l’État comme « béquille du capitalisme » »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 126