1- Le développement de la bureaucratie publique
Un des facteurs considéré comme important est le rôle joué par les bureaucraties publiques (nationales, locales...) et leurs fonctionnaires. Pour le dire vite, dans les termes de B. Guy Peters et Richard Rose 1 :
Les responsables des principaux programmes du Welfare State ont une réponse simple à la question “combien faut-il dépenser ?” : davantage.
Cette analyse n’est pas nouvelle. Ainsi, dès le milieu du XVIIIe siècle, Guillaume de Humboldt soulignait le rôle des bureaucrates dans l’accroissement du secteur public :
Ceux qui traitent les affaires de l’État tendent de plus en plus à négliger les choses elles-mêmes pour n’en considérer que la forme ; ils apportent à celle-ci des améliorations peut-être réelles ; mais, comme ils n’accordent pas à la chose principale une attention suffisante, ces améliorations lui sont souvent funestes. De là naissent des formes nouvelles, de nouvelles complications, souvent de nouvelles prescriptions restrictives, qui tout naturellement donnent lieu à un nouveau renfort de fonctionnaires. De là tous les dix ans, dans la plupart des États, une extension du personnel des employés, un agrandissement de la bureaucratie, une restriction à la liberté des sujets.
William A. Niskanen 4 montre que la croissance de la bureaucratie est liée à une double caractéristique des services publics :
- La première, correspond à un excès de production de services publics. L’objectif central des managers publics est de maximiser le budget dont ils disposent ; c’est toujours un enjeu central tant pour le ministre qu’au sein de chaque ministère que d’augmenter les moyens financiers dont il dispose.
- La seconde correspond au fait qu’il n’y a pas de sanctions économiques ou d’incitations-récompenses pour contraindre les managers publics à accroître les performances économiques de leurs services. À productivité constante, une efficacité accrue ne peut être obtenue que par une augmentation des moyens (on rejoint ici l’analyse de Baumol).
2- Le rôle des élections et des partis politiques
On relève le rôle que peut avoir l’apparition du suffrage universel incitant les partis politiques en compétition à séduire la masse des électeurs par la promesse d’une meilleure distribution des ressources ou, plus généralement, la promesse d’une augmentation des revenus ou du bien-être collectif. Particulièrement en période de crise, certains partis peuvent promettre des transferts supplémentaires pour assurer une meilleure distribution des ressources (Cf. le lien établi par les socialistes français entre l’impôt sur la grande fortune et le revenu minimum) alors que d’autres offriront des allègements fiscaux (Ronald Reagan, Margaret Thatcher...). C’est ce qui explique que les élections sont souvent précédées ou suivies de mesures qui vont dans ce sens.
D’un point de vue historique les études disponibles font apparaître des corrélations entre l’émergence de l’État-providence et la prédominance de certains partis : ainsi Francis Castles 5 montre le rôle majeur des partis sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens tandis que d’autres études, focalisées sur l’évolution des dépenses sociales, soulignent le rôle des gouvernements de gauche.
En outre, le rôle des syndicats, alliés parfois à des partis réformistes (socialistes) et réclamant l’amélioration des conditions de vie des travailleurs (retraites, assurances sociales, éducation...), a été important. C’est le cas dans les pays marqués par le modèle social-démocrate (pays scandinaves) où ont pu s’allier un mouvement syndicaliste puissant et des partis socialistes-réformistes quasi-hégémoniques. En France, le mouvement ouvrier a d’abord été décapité par la répression de la Commune[● En savoir plus sur la Commune de Paris (1871).]] et l’avènement de l’empire en 1852. Néanmoins, la stratégie politique de Napoléon III puis de la IIIe République pour maîtriser la population ouvrière conduit aux premières législations sociales :
- loi du 19 mai 1874 interdisant le travail des enfants de moins de 13 ans 6 ;
- loi du 2 novembre 1892 limitant les horaires pour les femmes, les adolescents et les enfants 7, puis pour les hommes à partir de 1900.
En 1876, un premier congrès national ouvrier 8 réclama la levée des restrictions en matière syndicale ; cela fut obtenu avec la loi de 1884 autorisant les syndicats professionnels 9. Des bourses du travail furent fondées en de nombreuses villes à partir de 1887. D’un congrès commun des Fédérations des bourses du travail et des syndicats naquirent, en 1895, la Confédération Générale du Travail (CGT) 10. Le mouvement ouvrier se développa moins vite en France qu’en Grande-Bretagne : en 1913, on compte près d’un million de syndiqués (dont un tiers à la CGT), soit 9 % de la population active contre 25 % en Grande-Bretagne. De grandes grèves ont lieu et de grandes répressions dans les premières années du siècle. De son côté le mouvement socialiste resta longtemps divisé et affaibli par des querelles de personne. En 1905, l’unité se réalisa : le Parti socialiste unifié avec la section française de l’internationale ouvrière (SFIO) remporta dès lors de réels succès électoraux, obtenant 51 députés en 1906 puis 103 en 1914.
3- La théorie de la concentration différentielle des bénéfices et des coûts d’une dépense publique (George J. Stigler)
George J. Stigler 11 se rattache à l’école des choix publics (« public choice ») qui interprète la croissance des dépenses publiques comme un effet de l’action des groupes de pression sur la structure étatique. Le raisonnement est le suivant : l’État met en œuvre la production de biens demandés par certains agents particulièrement mobilisés en faveur de leurs propres intérêts. Le bénéfice de chaque production publique demandée est concentrée sur le segment de population concerné tandis que les coûts de cette dépense sont au contraire diffus, étalés sur l’ensemble de la population des contribuables. Dans ces conditions, chaque groupe de pression représentant un segment de la population a intérêt à agir pour augmenter les prestations publiques en sa faveur. Le cumul des mobilisations de chaque groupe d’intérêt au sein de la population explique ainsi l’augmentation tendancielle des dépenses publiques. La seule résistance à ce mouvement presque « naturel » serait celle des contribuables. Or ce groupe d’intérêt ne se constituent pas en groupe de pression :
- Les contribuables forment un ensemble trop hétérogène pour s’unir, s’organiser et se mobiliser.
- Chaque contribuable est ou peut être aussi intéressé par l’action d’un groupe de pression et donc enclin à l’indulgence tactique vis-à-vis des autres groupes lorsqu’ils agissent.
NB : cette interprétation rencontre ici une limite sérieuse avec l’observation de nombreux mouvements (associatifs ou partisans) agissant au nom des contribuables en faveur d’une baisse de l’impôt.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Le résultat de pressions exercées par des groupes d’intérêt »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 125