1- L’extension croissante de l’activité publique (Adolph Wagner)
L’une des théories les plus anciennes et les plus fréquemment évoquées pour expliquer la croissance des moyens et du rôle de l’État fut énoncée au début du XXe siècle par l’économiste allemand Adolph Wagner (1835-1917). Sa longue carrière d’universitaire lui confère une forte influence intellectuelle sous Guillaume Ier (1861-1888) et Guillaume II (1888-1918), donc sous le gouvernement de Bismarck (1862-1898). Il s’inscrit dans le courant intellectuel allemand dit du « socialisme de la Chaire » (Cf. Segment - « Sozialstaat » et « Wohlfahrstaat »). On parle aussi de social-étatisme ou de socialisme d’État qui cherche un compromis entre l’individualisme libéral et le collectivisme. Sa pensée contient aussi des analyses nationalistes et racistes, voire antisémites, qui polluent son œuvre au regard de la postérité.
Dans son traité Les fondements de l’économie politique 1, notamment le volume 3 2, il expose sa « loi de l’extension croissante de l’activité publique » appelée loi de Wagner :
En outre, par expérience, on peut déduire de l’histoire des peuples civilisés en progrès, donc de comparaisons par époque aussi bien que de comparaisons d’États et d’économies nationales à divers degrés de civilisation, par conséquent, de comparaisons dans l’espace, une certaine tendance évolutive ou “une loi”, pour ainsi dire, d’évolution de l’activité de l’État chez les peuples civilisés : la loi de l’extension croissante de l’activité publique ou d’État chez les peuples civilisés qui progressent.
Cette loi de Wagner a peut-être davantage marqué par la pertinence du constat fait précocement par cet auteur d’un accroissement continue des finances publiques. En revanche, la portée explicative de la théorie de Wagner est plus limitée du fait à la fois de sa formulation relativement floue sur certains points (degrés de civilisation
, les peuples civilisés en progrès
?) et des dimensions normatives qu’elle contient (progression de l’État comme preuve de civilisation).
Des comparaisons dans l’histoire (dans le temps) et dans l’espace, comprenant divers pays, montrent chez les peuples civilisés en voie de progrès un développement régulier de l’activité de l’État et de l’activité publique exercée à côté de l’État par les diverses administrations autonomes. Cela se manifeste au point de vue extensif et intensif : l’État et lesdits corps autonomes se chargent de plus en plus d’activités nouvelles [= multiplication du nombre de domaines d’action publique], exécutent de façon de plus en plus complète et plus parfaite ce qui est l’objet de leurs activités anciennes et nouvelles [= intensification des activités dans chaque domaine]. Ainsi un nombre toujours croissant de besoins économiques du peuple, surtout de besoins collectifs, sont satisfaits et le sont de mieux en mieux par l’État et ces corps autonomes. Nous en avons la preuve manifeste et mathématique dans l’accroissement des besoins financiers de l’État et des communes [= indicateur des finances publiques]. L’État particulièrement devient par là d’une façon absolue de plus en plus important pour l’économie nationale et les individus. Mais aussi son importance relative s’accroît : c’est-à-dire qu’une portion relative toujours plus grande et plus importante des besoins collectifs d’un peuple civilisé se trouve satisfaite par l’État.
Le principal (et non le seul comme le suggère André Gueslin) déterminant de cette croissance de l’État est l’élévation du niveau de vie : en termes économiques, les dépenses publiques par tête (dépenses publiques totales par habitant) seraient une fonction croissante du produit par tête (PIB par habitant). Pourquoi une telle corrélation ? Parce que cette élévation du niveau de vie entraînerait une complexification croissante des sociétés (croissance démographique, division du travail, urbanisation, extension géographique des échanges, etc.) rendant plus nécessaire une régulation centralisée de l’État.
À cette corrélation précise (et loin d’être validée par les observations statistiques ultérieures), Wagner associe d’autres facteurs explicatifs.
- Il insiste notamment sur le rôle de l’urbanisation qui rend nécessaire la production de services nouveaux spécifiquement urbains : adduction et épuration des eaux, transports en commun, éclairage et services de voiries, services de police plus développés, etc.
- Un autre facteur est lié au développement du capitalisme industriel et au phénomène de concentration des entreprises tendant vers des situations de monopoles ou d’oligopoles au détriment des effets attendus de la libre concurrence : cette tendance ferait apparaître la nécessité d’une régulation étatique des marchés.
2- Croissance économique, démographie et dépenses sociales (Harold Wilensky)
Plus récemment, un autre économiste, Harold Wilensky 5, a cherché à préciser le lien entre la croissance économique et celle des prestations sociales. Il insiste alors sur les effets démographiques de la croissance économique ; la transition démographique entraînant le besoin de programmes sociaux qui, ensuite, se diffusent et se généralisent en suivant un développement plus ou moins autonome.
A long terme, la croissance économique est à l’origine du développement de l’Etat protecteur, mais elle a eu principalement pour effet de modifier les conditions démographiques au siècle dernier et de modifier également le rythme des programmes sociaux mis en place. Avec la modernisation, les taux de natalité ont diminué et la proportion des personnes âgées à , de ce fait , augmenté. Cette importance accrue des personnes âgées, associées à la diminution de la valeur économique des enfants, a créé de nouvelles pressions dans le sens d’une augmentation des dépenses sociales. Une fois établis, les programmes ont évolué, partout, dans le sens d’une couverture plus large et de prestations plus importantes. Le développement de la protection sociale est, au départ, l’accompagnement naturel de la croissance économique et de ses effets démographiques ; il est ensuite accéléré par l’interaction des jugements portés par l’élite politique, des pressions exercées par les masses et du fonctionnement de l’appareil administratif et des services sociaux.
3- Les « effets de seuil » dus aux crises (Alan T. Peacock et Jack Wiseman)
Alan T. Peacock et Jack Wiseman 7 entendent compléter la loi de Wagner. Cependant, leur analyse est tout à fait novatrice et se distingue nettement des précédentes. Bien qu’inscrivant leurs observations dans la perspective du trend (tendance séculaire) identifié par Wagner (croissance continue des dépenses publiques), ils mettent en évidence un phénomène récurrent d’augmentation subite et partiellement irréversible des dépenses publiques lors des grandes crises affectant un territoire. On désigne ce phénomène avec différentes expressions : « effet de seuil », « effet de déplacement », « effet de cliquet ».
Quand les sociétés ne sont pas sujettes à des pressions inhabituelles, l’idée que les gens se font du niveau tolérable des prélèvements obligatoires tend à être à peu près stable [...]. Mais des perturbations, comme les guerres, peuvent créer un effet de déplacement, poussant les revenus et les dépenses publics à un niveau plus élevé. Après que la perturbation a disparu, de nouvelles représentations du niveau supportable des prélèvements obligatoires et un nouveau seuil de dépenses peuvent être atteints. Cet effet de déplacement a deux aspects. Les gens acceptent, en temps de crise, un accroissement du revenu public qui aurait été préalablement jugé intolérable, et l’acceptation d’un nouveau niveau des prélèvements obligatoires se maintient quand la perturbation à disparu. Il est plus difficile de mettre une selle sur un cheval que de l’y laisser quand elle s’y trouve. En même temps, les bouleversements sociaux imposent de nouvelles obligations durables aux gouvernements à la fois comme suite des fonctions assumées en temps de guerre (par exemple les réparations, les paiements de pension) et comme la résultante des changements dans les idées sociales.
Ils observent ainsi que, dans les périodes calmes, les revenus et dépenses publiques restent relativement stables. Mais lorsqu’une crise apparaît, comme une guerre, les populations acceptent plus facilement une hausse des impôts. Les revenus et les dépenses publiques augmentent alors et ne reviennent pas ensuite à leur niveau initial : d’une part parce que de nouvelles dépenses sont nécessaires dans l’après-guerre (reconstruction, pensions...), d’autre part, parce que de nouvelles représentations sociales apparaissent justifiant le maintien du niveau de dépenses.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - La conséquence des transformations de la société globale »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 28 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 124