Malgré les nombreuses difficultés méthodologiques pour établir des séries fiables de données couvrant l’ensemble des deux derniers siècles au moins, quelques observations sont aujourd’hui correctement étayées :
1. Les dépenses de l’État (sens restreint) ont à peu près triplé entre 1815 et 1969 ; ceci vaut sans prise en compte des collectivités locales et de la Sécurité sociale. En intégrant ces dernières, les dépenses publiques sont multipliées par six environ durant la même période, et par quatre sur la seule période allant de 1870 à 1980.
2. Cette croissance des dépenses publiques n’est pas régulière mais marquée par des bonds en avant au moment des grandes crises impliquant le territoire français : guerre de 1870, Première Guerre mondiale, crise économique des années 1930 et Seconde Guerre mondiale. Ce phénomène de « bonds en avant » s’observe aussi dans les autres pays. Il peut être mis en évidence aussi bien par référence aux taux de croissance moyens des dépenses publiques par période (Cf. Tableau n°1) que par référence au niveau des dépenses publiques rapportées, en pourcentage, à la production économique (« produit physique » excluant les services ou production intérieure brute) (Cf. Tableau n°2 et Tableau n°3).
Années | Dépenses publiques totales (Coll. locales + Séc. sociale) | État central seul |
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Source : Christine André et Robert Delorme 1.
Nota : Le caractère troublé des guerres et l’imprécision des données les ont fait exclure.
3. Les dépenses de l’État suivent des fluctuations longues de même période mais suivant un mouvement inverse à celui des cycles longs d’expansion et de récession économique dits de Simiand 2 et Kondratiev 3 : croissance des dépenses publiques en phase de récession économique et inversement. Le phénomène est particulièrement net à partir de 1850 et plus net encore en ce qui concerne les dépenses autres que celles des fonctions régaliennes de l’État (armée, police, justice, diplomatie) : éducation, travaux publics, action sociale, action locale, colonies, etc.
4. La croissance des dépenses s’accompagne d’une évolution de leur répartition par poste budgétaire : au début du XIXe siècle, les dépenses publiques se limitent à des dépenses de fonctionnement des services publics correspondant aux quatre fonctions régaliennes de l’État. En 1822, les dépenses peuvent être ventilées en trois grandes masses : 35 % pour l’administration générale, 30 % pour la défense, 25 % pour le remboursement de la dette publique, le reste (moins de 10 %) pour les autres secteurs (dont 1 % pour l’éducation, 1 % pour l’action sociale et 6 % pour l’action économique). Un siècle plus tard, en 1913, ce « reste » a considérablement augmenté, notamment les dépenses économiques (26 % pour les routes et les postes), culturelles (9 % pour la culture et l’éducation).
De manière plus synthétique, Louis Fontvieille distingue les dépenses liées au développement de l’économie nationale
(soit les intérêts de la dette, les dépenses coloniales, l’éducation, l’action sociale, l’action économique et les travaux publics) et les « dépenses non liées » (la défense, l’administration générale, les affaires étrangères, la justice, la police et les prisons, les cultes, les dépenses exceptionnelles). Les premières correspondent grosso-modo à l’État-providence (au sens large) et les secondes à l’État-gendarme. Sur la base de cette distinction, l’analyse de l’évolution des dépenses de l’État montre que sa croissance est essentiellement due au développement des « dépenses liées » qui passent de 2,9 % à 22,9 % du produit physique entre 1815 et 1969 alors que la part des dépenses non liées n’augmente que de 8,1 % à 13,6 % durant la même période.
Années | Dépenses totales | « Dépenses non liées » | « Dépenses liées » |
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Source : Louis Fontvielle 4.
* Le produit physique exclut les services.
Les dépenses de l’État pour l’éducation sont passées de 0,04 % du produit physique sur la période 1815-1819 à 2,11 % sur la période 1935-1938 (série non prolongée), celles de l’action sociale passent de 0,007 % à 1,8 %, celles de l’action économique de 0,04 % à 4,04 %. Par contre, des « dépenses liées » (considérées comme telles dans l’analyse de Fontvieille) comme celles concernant les travaux publics ont connu un rythme d’évolution beaucoup moins rapide : de 0,46 % à 1,93 % sur les mêmes périodes. Cela tient probablement au fait que les politiques publiques correspondantes sont beaucoup plus anciennes et confirme mon choix de les faire apparaître partiellement dans le cadre du modèle de l’État-gendarme (tableau en introduction) : non seulement parce qu’elles sont apparues sous l’Ancien Régime en relation avec des logiques militaires et policières mais aussi parce qu’elles ne suivent pas l’évolution des autres dépenses publiques au cours des XIXe et XXe siècles.
5. La croissance des dépenses s’accompagne d’une évolution de leur répartition État central / collectivités locales / Sécurité sociale : la part des dépenses de l’État central diminue continuellement. Elle représentait 72,1 % en 1900 contre seulement 55,5 % en 1971. Cette évolution se fait au profit de la part des dépenses de Sécurité sociale : 3,8 % en 1900, 28,9 % en 1971. Les dépenses des collectivités locales augmentent suivant une évolution tendancielle mais avec des reculs suivant les conjonctures politiques.
Années | État | Coll. locales | Séc. sociale | Total |
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Source : Christine André et Robert Delorme 5.
Nota : sélection des dates d’inflexion ou stabilisation du pourcentage total
Jérôme VALLUY‚ « Segment - L’accroissement des dépenses publiques »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 122