Le troisième groupe, nettement plus réduit, est composé des pays dans lesquels les principes d’universalisme et de démarchandisation des droits sociaux ont également été étendus aux nouvelles classes moyennes. Nous pouvons le baptiser type de régime “social-démocrate”. Dans ces pays, la sociale-démocratie est clairement la force qui sous-tend la réforme sociale. Plutôt que de tolérer un dualisme entre l’État et le marché, entre classe ouvrière et classe moyenne, les sociaux-démocrates cherchent à instaurer un État-providence qui encourage une égalité des plus hauts standards et non une égalité des besoins minimaux. Cela implique d’abord que les services et les indemnités soient élevés à des niveaux proportionnés même avec les exigences des nouvelles classes moyennes ; et ensuite que les travailleurs soient assurés de jouir des mêmes droits que ceux dont bénéficient les gens aisés. Cette formule se traduit par un mélange de programmes hautement “démarchandisants” et universalistes, façonnés pour des attente différentes. Les travailleurs manuels en arrivent à profiter de droits identiques à ceux des “cols blancs” ou à ceux des fonctionnaires. Toutes les classes sont incorporées dans un système universel d’assurance sociale, bien que les indemnités soient relatives aux revenus habituels. Ce modèle neutralise le marché et par conséquent établit une solidarité globale en faveur de l’État-providence. Tous en profitent, tous sont dépendants et il est probable que tous se sentent dans l’obligation de payer. La politique d’émancipation du régime social-démocrate concerne aussi bien le marché que la famille traditionnelle. Contrairement au modèle corporatiste subsidiaire, le principe n’est pas d’attendre que la famille ait épuisé ses capacités d’aide, mais de socialiser d’avance les coûts familiaux. L’idéal n’est pas de rendre la famille la plus dépendante mais de renforcer la possibilité d’une indépendance individuelle. En ce sens, le modèle est une fusion particulière de libéralisme et de socialisme. Il en résulte un État-providence qui octroie des subsides directement aux enfants et qui prend la responsabilité directe des soins aux enfants, des personnes âgées et des personnes sans ressources. Par conséquent, il est soumis à une lourde charge de service social, non seulement pour répondre aux besoins de la famille mais également pour permettre aux femmes de choisir le travail plutôt que le ménage (...).
Dès les années 1880-1890 (bien avant la France), influencée par les « socialistes de la Chaire » et les réalisations de Bismarck 2, la Suède a adopté des lois d’assurance sociale. Néanmoins, moins portée sur le paternalisme étatiste bismarkien, les réformes restent de plus faible ampleur qu’en Allemagne jusque dans les années 1930, période à partir de laquelle se forme le modèle suédois qui passe pour l’État-providence le plus avancé au monde. Au début de cette période, le parti social-démocrate suédois abandonne ses références au marxisme? révolutionnaire pour se convertir au réformisme social. Il accède au pouvoir en 1932 pour le conserver presque sans interruption jusqu’à la fin du siècle.
Le programme socialiste gouvernemental repose sur trois éléments programmatiques :
- Définition de l’État comme « foyer du peuple », mettant l’accent sur la communauté et la solidarité.
- Idée de justice sociale et de solidarité nationale.
- Nécessité d’utiliser des politiques économiques contra-cycliques et des grands travaux.
Toutes ces idées ne trouveront à se réaliser qu’à partir des années 1940 mais seront déjà les prémisses d’un État social garantissant le plein-emploi, le droit à des services publics de qualité et à une protection de base de tous.
Le modèle suédois se forme historiquement sur deux piliers :
- L’institutionnalisation de la négociation salariale paritaire préservant la compétitivité économique.
- Une politique sociale égalisatrice fondée sur la redistribution fiscale, émancipant les individus de l’insécurité sociale.
En 1938, la Convention de Saltsjöbaden pose un cadre rénové de relations professionnelles et sociales fondées sur la négociation. Le patronat reconnaissait notamment le pouvoir de négociation des syndicats, ceux-ci acceptant de ne pas contester le pouvoir de décision des patrons. Au départ (années 1940), les négociations ne sont pas institutionnalisées (l’État n’intervient pas) : elles sont directes entre la Confédération patronale suédoise (SAF) d’une part et la Confédération du Travail (LO) ainsi que l’Organisation centrale des employés salariés (TCO) d’autre part. Elles fixent des lignes générales de progression de salaires sur quelques années et les accords peuvent donner lieu à recours devant les tribunaux s’ils ne sont pas respectés mais ne peuvent pratiquement plus être contestés par voie de grève. Il n’y a pratiquement pas de grève jusque dans les années 1960. Progressivement, une institutionnalisation se forme pour l’élaboration d’une législation du travail :
- en 1946, des comités d’entreprise sont créés par la loi pour favoriser l’information et la consultation des salariés ;
- en 1951, le LO et la SAF s’accordent pour créer une commission de sécurité des travailleurs ;
- et en 1952 une commission du Marché.
Dans ce cadre, sont discutées et conçues des politiques économiques et sociales. Progressivement, les salaires sont indexés sur la productivité des entreprises et les résultats d’exportation. Sous l’impulsion de l’économiste Gösta Rehn est créé un dispositif de solidarité salarial (généralisation à l’ensemble des entreprises d’une branche des augmentations salariales négociées dans les entreprises les plus performantes) soumettant les entreprises les moins compétitives à une pression salariale les conduisant à la faillite. Ce dispositif « égalitaire » visait donc aussi à une efficacité économique d’élimination des « canards boiteux », les chômeurs ainsi générés étant alors pris en charge par une politique de l’emploi visant à faciliter et à accélérer la reconversion des salariés licenciés (formations déterminées en fonction des besoins du marché). Cette politique de l’emploi est conduite par une très puissante direction du marché du travail (AMS) co-animée par l’État, le patronat et les syndicats.
Le deuxième pilier du « modèle suédois » est la politique sociale (le reste... puisque ce qui précède en fait aussi partie). Cette politique s’inspire du modèle beveridgien mais va en fait beaucoup plus loin que ce que proposa Beveridge 3. Deux périodes successives peuvent être distinguées :
- La mise en place des bases de l’État-providence dans les décennies 1940 et 1950. En 1948, la retraite est établie à 67 ans. Un ensemble d’allocations familiales est institué. En 1953, une loi fixe à trois semaines la durée des congés payés. En 1955, un système de santé est mis sur pied. En 1959, un fond de retraites complémentaires assure à tout salarié une pension égale à 60 % des quinze meilleures années de salaire. Après 1945, le gouvernement encourage la construction coopérative de logements. D’autre part, il entreprend une réforme de l’Éducation nationale qui prend forme en 1946 avec l’instauration de « l’établissement général de base » identique et obligatoire pour tous jusqu’à l’adolescence et d’un système de bourses aux familles des lycéens et aux étudiants pour la suite des études. Une importante formation continue pour les adultes complète le système.
- La prise en compte de la « qualité de la vie » dans les décennies 1960 et 1970. La préoccupation de justice sociale se place au centre des préoccupations. Les conditions pour bénéficier des prestations sont considérablement élargies, les niveaux de revenus de remplacement sont élevés, les services sociaux sont développés. En outre, des lois particulièrement novatrices sont adoptées : en 1969 sur la protection de l’environnement, en 1973 sur l’allocation parentale (remplaçant l’allocation maternité). Des agences publiques prennent en charge l’organisation de la contraception, la lutte contre la pollution, contre l’alcoolisme, etc. De ce fait les dépenses sociales augmentent très fortement : l’État redistribuait environ 10 % du revenu national en 1949, presque 20 % en 1967 et environ 30 % en 1976. L’instrument de cette redistribution a été aussi et pour beaucoup une fiscalité plus lourde que dans les autres pays capitalistes à la même époque et notamment un impôt sur le revenu extrêmement progressif.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Suède (régime social-démocrate) »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 120