Il est courant de trouver des présentations schématiques de l’histoire américaine qui évoquent un pays dépourvu de tout système de protection sociale jusque dans les années 1930 :
Jusqu’en 1930, le gouvernement fédéral américain, par fidélité aux principes du libéralisme pur et au darwinisme social, refusa toute intervention sociale systématique : l’aide aux nécessiteux était laissée à l’appréciation des États fédérés, des municipalités ou des organismes charitables. L’Amérique offrait en revanche une forme prisée de sécurité à ses citoyens et aux immigrants européens : des emplois et de hauts revenus. Il fallut le traumatisme du chômage des années 1930 (un Américain sur quatre était sans emploi) pour déclencher un courant d’opinion favorable à l’intervention systématique de l’État (...).
Néanmoins les études historiques récentes modifient cette image de désert social tout en confirmant la faiblesse de la protection sociale américaine par rapport à d’autres pays.
1- La préhistoire de la protection sociale américaine (XIXe siècle - 1935)
Dans la préhistoire de la protection sociale américaine, il faut mentionner le rôle des pensions versées suite à la guerre de Sécession comme l’a montré Theda Skocpol dans un ouvrage majeur et célèbre (Protecting soldiers and mothers, 1992 2). Cette guerre a entraîné un système de retraites et de pensions qui s’est progressivement élargi à une large partie de la population. En effet, le lien entre blessure de guerre et pension s’est progressivement affaibli sous l’effet de milliers d’interventions politiciennes au profit d’électeurs individuels. Avec le temps, quiconque avait combattu pour la République pouvait exiger une compensation ou ses survivants demander une pension de veuve ou d’orphelins de guerre. En 1980, les deux tiers des blancs de plus de 65 ans recevaient une pension fédérale, les noirs en étaient exclus. D’une certaine manière ces pensions tenaient lieu de protection vieillesse pour de nombreux travailleurs américains.
Au début du XXe siècle (deux premières décennies du siècle), le Progressive Movement 3 en faveur du « bon gouvernement » mobilisait les énergies réformatrices dans une vaste campagne anticorruption et antifavoritisme. Même si de nombreux débats avaient lieu au sujet des assurances sociales et des pensions de retraite, on ne se préoccupait guère de politique sociale, et tous les projets similaires aux projets européens ont été politiquement rejetés durant cette période. Des systèmes de pension pour invalides de guerre furent supprimés pour cause de corruption et de népotisme. Cela ne permit pas une institutionnalisation et une généralisation des pensions de guerre en véritable système de retraite.
Ainsi, avant les années 1930, si on fait exception des pensions pour les vétérans de la guerre civile, les États-Unis ne connaissent ni programme de retraites public pour les vieillards, ni assurances sociales. Toutefois, il existe des systèmes de pensions dans certaines grandes entreprises : en 1929, presque un million de travailleurs était ainsi pris en charge face aux risques de maladie, d’accident et de décès. En outre, certains syndicats avaient créé des caisses d’assurances maladie : à la même date, cela concernait environ 750 000 personnes. Cependant, avant 1930, il n’y avait pas plus de 10 % des personnes qui touchaient une pension quelconque, le chômage restait sans couverture légale de même que la maladie et l’invalidité. L’idée (individualiste) que chacun devait et pouvait gagner sa vie honnêtement par le travail de ses mains et mettre de l’argent de côté pour les temps difficiles était si dominante qu’elle paralysait toute initiative en vue de provisions collectives.
Durant ce premier tiers du XXe siècle, le principal syndicat de salarié — l’American Federation of Labor (AFL) — était traditionnellement hostile à l’État et à toute intervention étatique dans la sphère économique et sociale. Elle partageait d’ailleurs ce sentiment avec les milieux d’affaires. De longues années de répression des syndicats avaient inspirées une vision socialo-anarchiste de l’État comme instrument aux mains des classes dirigeantes. Était donc suspecte toute réforme susceptible d’accorder aux ouvriers des avantages sur lesquels le syndicat n’aurait aucun contrôle. L’AFL craignant en outre de perdre la loyauté de ses membres si des avantages financiers leur venait de l’État. Les syndicats s’en tenaient donc au « volontarisme » : les conditions de l’emploi devaient être fixées par des négociations collectives libres de toute intervention gouvernementale et les assurances sociales ne pouvaient être que syndicales-mutualistes.
2- Le « big-bang » social américain des années 1930
Durant la grande dépression économique des années 1930, les États-Unis changent radicalement de perspective, en quelques années. La culture de la réussite individuelle avec autoprotection personnelle s’effondre face à la grande crise et l’explosion soudaine du chômage de masse (taux de chômage > 25 %). Les syndicats — notamment l’AFL — réclament des systèmes de protection dans chaque État et rapidement le niveau fédéral est obligé d’intervenir sous la pression des États fédérés qui demandent aide et assistance pour leurs électeurs. Ce grand retournement est favorisé aussi par les orientations politiques du gouvernement Roosevelt arrivé au pouvoir en 1932. Le Social Security Act de 1935 complète la politique économique du New Deal engagée par Roosevelt en 1933 pour résorber le chômage 4.
Abram de Swaan parle de véritable « big bang américain » pour évoquer cette introduction soudaine d’un système de protection social issu de la crise. Le Social Security Act institue un système d’indemnisation du chômage qui laisse une grande liberté de manœuvre aux États, un régime public d’assurance retraite coordonné par le gouvernement fédéral et cofinancé par les employeurs et les employés et un programme d’aide aux familles démunies, aux aveugles et aux vieillards nécessiteux. Néanmoins, l’apparition du terme « sécurité sociale » est trompeuse : il s’agit seulement d’assurances partielles et d’assistance, pas d’une protection sociale généralisée comme elle émerge en Europe. Ce système ne prévoit notamment pas d’assurance maladie en grande partie à cause de la résistance acharnée du corps médical regroupé dans l’American Medical Association 5. En outre, les États du sud rejetèrent l’idée d’un revenu minimum qui serait allé à l’encontre des pratiques ancestrales discriminatoires envers les noirs pauvres.
Assurance santé récente et partielle. Ce n’est que beaucoup plus tard, en 1956, qu’apparut l’indemnisation invalidité (pour invalidité permanente) et en 1965 que fut créée l’assurance santé pour les personnes âgées (> 65 ans), les handicapés et les pauvres :
- Medicare couvre environ 33 millions de personnes (soit environ 12,5 % de la population) sous la forme d’une assurance facultative pour les soins de ville financée par des primes individuelles et par le budget fédéral.
- Medicaid couvre environ 15 millions de personnes (soit environ 6 % de la population), personnes âgées et/ou démunies nécessitant des soins longue durée, le fond est financé par l’État fédéral pour moitié et par l’État fédéré de résidence pour l’autre moitié.
Ces deux programmes (Medicare et Medicaid) ne concernent qu’un cinquième de la population, le reste de la population n’est soit pas assurée (14 % : étudiants, femmes mariées, chômeurs, jeunes travailleurs...) soit couvert par des assurances privées via l’entreprise ou des contrats directs. Ainsi, les États-Unis n’ont jamais connu d’assurance santé nationale. En 1983, une assurance invalidité temporaire fut adoptée par six États (dont la Californie et New-York) alors qu’ailleurs presque la moitié des employés étaient protégés par des systèmes d’entreprises ou par des accords individuels conclus avec la direction.
Aujourd’hui, les États-Unis restent réticents à l’État-providence de type européen. La question de l’exclusion sociale se pose en des termes identiques depuis plusieurs décennies. L’ensemble de petites mesures de protection sociale relève d’une logique d’assistance financée en partie par l’État fédéral (environ 10 % de son budget) et en partie par les États fédérés ou les villes (25 % du budget de New York !). Les pauvres sont des noirs ou des hispaniques urbains (soit le tiers de ces populations assistées contre 10 % seulement de blancs). Toutefois le système américain ne génère que peu d’exclusion durable : la population assistée change, sauf dans les familles noires, et la pauvreté permanente ne dépasse guère 3 %. Cette mobilité, constante et statistiquement vérifiée, distingue la société américaine de celles des pays européens. Reste le problème persistant de l’exclusion sociale des noirs...
Conclusion : Même si les dépenses sociales des États-Unis rapportées au PNB ont doublées entre 1960 et 1977, elles restent parmi les plus basses parmi les démocraties capitalistes (Japon mis à part). C’est en trois ans qu’est créé le système actuel de protection sociale américain (1932-1935) qui ne fut jamais remplacé par un système à l’européenne au lendemain de la guerre.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - Les États-Unis »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 119