L’intitulé de cette quatrième figure de relation État / société, « régulateur de l’économie », dans la modélisation de Rosanvallon, ne doit pas induire en erreur : cet intitulé ne signifie pas que l’auteur considère que les politiques économiques n’apparaîtraient qu’au XXe siècle (il note qu’elles existent depuis très longtemps) et la distinction ne signifie pas non plus que l’intervention de l’État dans l’économie serait extérieure, parce que postérieure, à la figure de la « Providence ».
Sur le premier point, au contraire, Rosanvallon soutient qu’il n’y a pas de périodes dans l’histoire où l’État n’intervient pas dans l’économie. Mais, ce qui change — et justifie de distinguer l’État régulateur — c’est la forme de l’intervention et surtout sa perception symbolique par les populations.
Sur le deuxième point, il faut rappeler que l’ensemble de la modélisation historique proposé par l’auteur décrit une sédimentation historique des figures successives de relations État / société et non une succession de formes substitutives de l’une à l’autre. Dans ce modèle, « le régulateur de l’économie » s’ajoute à « la Providence », se greffant elle sur « l’instituteur du social » se construisant sur « le Léviathan démocratique ».
L’État-gendarme. Pendant le XVIIIe et XIXe siècle, le rôle économique de l’État prend deux orientations : policière et protectionniste.
- La finalité policière de la politique économique est de garantir un mode de distribution des produits permettant d’éviter les conflits sociaux et les révoltes (ex. : police du grain au XVIIIe siècle). Après la Révolution, la liberté économique des individus devient prioritaire et le système de réglementation des manufactures est démantelé. En cela, la Révolution qui procède d’un libéralisme « politique » de défense des libertés fondamentales de l’individu humain contre l’État (droits de l’homme) amplifie aussi un libéralisme « économique » qui s’affirmera plus encore après la période thermidorienne. Mais malgré cela, de nombreuses réglementations sont maintenues, passent discrètement à travers la période révolutionnaire — souvent moins révolutionnaire que ses leaders ne le prétendent — ou sont justes amendées à la marge. L’objectif central reste le même que par le passé : c’est le maintien de l’ordre public, même si la société dans laquelle cette politique centrale s’applique est différente.
- Le rôle protectionniste de la politique économique vise aussi au maintien de l’ordre social. Ainsi, une importante politique douanière est maintenue durant le XIXe siècle pour protéger le marché des produits français et donc le revenu des producteurs de la concurrence étrangère. Ce protectionnisme prend un aspect propulsif dans le domaine de l’agriculture où l’État intervient pour organiser son développement. Il en va de même pour les grands travaux publics entrepris durant le XIXe siècle qui s’inscrivent dans la vision la plus traditionnelle d’une intervention étatique liée à des objectifs d’intérêt général beaucoup plus qu’à une insertion de l’État dans l’économie.
Comme l’ont bien montré Alan T. Peacock et Jack Wiseman dont nous verrons plus loin la théorie des effets de seuils ou effets de déplacement, de grands changements sont liés aux guerres mondiales :
- La Première Guerre mondiale marque un tournant sur la perception économique de l’État.
- Les besoins de la guerre et ensuite la nécessité de reconstituer le système de production obligent l’État à jouer un rôle actif dans la vie économique. Par la mise en place d’innombrables ministères, commissions et comités spécialisés prennent quasiment exclusivement en charge l’activité industrielle.
- Cependant, cette conjoncture n’a pas abouti à une transformation profonde et durable du rôle que l’État joue dans l’économie. Ce qui reste de l’interventionnisme étatique après la guerre c’est l’idée de la planification soutenue par les ingénieurs des grands corps de l’État et les syndicats soucieux de stabiliser le marché du travail.
- La Seconde Guerre mondiale et la « révolution keynésienne » marquent un autre tournant qui consacre l’intervention effective de l’État dans l’économie :
- D’abord, à cause des grands dégâts matériels produits pendant les années de guerre. La situation de pénurie nécessitait la mise en place d’une politique globale de reconstruction et de réactivation de la machine de production.
- Ensuite, un tournant culturel a lieu avec l’apparition de nouveaux hauts fonctionnaires fortement influencés par l’approche keynésienne de l’économie. Cette approche constituait non seulement une croyance mais aussi une grande opportunité pour renforcer leurs compétences et leur rôle dans la gestion des affaires publiques.
Cette évolution des années d’après-guerre est très importante car il s’agit non seulement d’une « grande transformation 1 » du rôle de l’État dans l’économie mais aussi d’une nouvelle conception de la notion d’économie (liaison presque organique entre budget public et croissance économique dans la pensée keynésienne) : l’économie n’est plus perçue comme une dimension imposée à l’action de l’État mais comme un milieu social dont fait partie l’État inéluctablement et qu’il peut/doit façonner. La croissance, l’emploi, la stabilité monétaire... sont considérés depuis comme des objectifs que les pouvoirs publics peuvent atteindre par la mise en place des politiques spécifiques. C’est d’ailleurs à cette époque qu’émerge le terme de « politique économique ». Si, jusque-là, il n’y avait que le « social » qui était perçu comme un objet pour l’action publique, depuis, l’économique et le social sont deux objets d’interventions distincts mais qui relèvent de la même finalité affichée : garantir le bien-être social. Par-là, l’État se donne une nouvelle fonction qui est celle de la régulation : elle signifie la présence d’un agent central chargé d’orienter et d’organiser le fonctionnement de différents domaines qui touche au fonctionnement de la société. Le résultat de ce tournant se concrétise en France par la mise en place d’un nombre important de nationalisations (BNP, Crédit Lyonnais, Société Générale, Renault, Air France, EDF-GDF, Houillères du Nord...) et l’élaboration de la première planification nationale, « indicative et souple » selon la formule consacrée, de l’économie (premier plan en 1947, croissance de la part publique dans les investissements productifs et grands investissements de l’État dans l’aménagement du territoire... => « État planificateur »).
Jérôme VALLUY‚ « Segment - La fonction de régulation de la société par l’État (XXe siècle) »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 101