La distinction qu’opère ensuite Pierre Rosanvallon entre « l’instituteur du social » du début XIXe siècle et « la Providence » à la fin du XIXe siècle est discutable.
- Les politiques de la santé se trouvent sortie du domaine de « la Providence » alors que le courant hygiéniste s’inscrit bien, dès le début du XIXe siècle, dans une perspective d’éducation et de secours aux plus démunis, non sans relations avec les débats sur l’éducation des milieux populaires.
- La notion même d’État-providence s’en trouve restreinte, selon un tropisme très franco-français (Rosanvallon, Ewald...), aux seules politiques de protection sociale telles qu’elles seront gérées au XXe siècle par la « Sécurité sociale » dans un découpage budgétaire séparé du budget général de l’État... Abram de Swaan et Gosta Esping-Andersen ont une définition de l’État-providence beaucoup plus large qui inclut notamment le système scolaire comme vecteur de mobilité sociale ascendante mais aussi le développement d’autres services publics gratuits, facteurs de redistribution. Si l’on adopte cette définition large, plus scandinave, l’interprétation de la chronologie française varie et la genèse de « la Providence » se situe en début de siècle.
- Les auteurs français la situent tard dans la fin du XIXe siècle, soit plusieurs décennies après que le dit phénomène soit stigmatisé et dénoncé dans le débat politique français par des libéraux anti-étatistes (1861), ce qui est étonnant, sauf à croire que la critique était si partisane que son objet en était fantasmé.
- Cette dissociation de « l’instituteur du social » et de « la Providence » occulte en outre la continuité des évolutions globales de l’action publique durant le XIXe siècle : croissance des dépenses publiques au milieu du XIXe siècle, augmentation significative du nombre de fonctionnaires dans la même période et apparition des deux premiers ministères « nouveaux » (Éducation en 1824, Équipement en 1831) qui signalent le passage de l’État-gendarme à l’État-providence, là encore en début de siècle. Pour ces quatre raisons, on peut regrouper les deux figures intermédiaires des relations État / société en une seule qui se forme au cours du XIXe siècle, au rythme de l’accroissement des moyens publics mais dans le sillage immédiat des deux révolutions politiques de 1789 et 1848 et avec une amplification ultérieure liée à la Révolution industrielle qui propulse de nouvelles accélérations à la fin du siècle. Cette lecture de l’histoire amène à reconsidérer la pondération des facteurs politiques et des facteurs économiques dans la naissance de l’État-providence et à accorder une réelle importance aux doctrines politiques et économiques.
Selon Rosanvallon, le nouvel État, tel qu’il se construit progressivement après la Révolution de 1789 se voit attribuer deux compétences majeures :
- Produire l’unité et l’identité nationale.
- Recomposer et protéger une société d’individus.
Pour faire face à cette double charge plusieurs moyens vont être utilisés :
- Une réorganisation administrative qui garantissait l’application uniforme de la politique nationale sur l’ensemble du territoire. La mise en place en 1800 des départements gérés par un préfet donnait à l’organisation de l’administration sa forme actuelle qui n’a été modifiée que partiellement en 1884 avec le renforcement des pouvoirs communaux et en 1972 avec la création des régions.
- L’imposition d’une langue commune indispensable dans l’effort de mise en forme du social. Présenté en 1794 à la Convention, ce projet est devenu une des préoccupations majeures de la nouvelle République.
- L’éducation — non seulement pour instruire les citoyens, mais aussi pour instituer une masse d’individus en nation en lui transmettant des symboles unificateurs et des conceptions communes. L’avènement du suffrage universel direct (en 1848 pour les hommes, en 1944 pour les femmes !) qui introduisait les citoyens au cœur de la vie politique rendait ce besoin d’éducation encore plus urgent. (Ex. : conception éducative des fêtes et des rites républicains par les révolutionnaires de 1789).
- Une politique de santé publique. L’industrialisation va de pair avec la paupérisation de la population. Un besoin de suivi du nombre grandissant des indigents apparaît ainsi qui sera effectué par le milieu des médecins hygiénistes en collaboration directe avec l’État. Avec l’apparition de ces spécialistes de la santé de la société, qui interviennent pour contrôler non seulement l’hygiène personnelle des individus mais aussi celle de leur habitation, la figure d’expert et de fonctionnaire se superposent, le législateur se double d’un médecin et gouverner implique aussi soigner.
Antoine Prost 1 rappelle que, dans ce domaine, l’Église exerçait une compétence traditionnelle sous l’Ancien Régime, et que ce qui se joue en matière d’éducation à ce moment ne concerne pas seulement l’unité nationale mais aussi le prolongement post-révolution d’une lutte entre la République et l’Église. À partir de la Révolution, l’École devient une préoccupation de l’État avec un consensus grandissant autour du principe de cette intervention mais aussi des affrontements tout au long du XIXe siècle entre partisans et adversaires des écoles religieuses.
La Constitution de 1791 affirme solennellement la mission de l’État de dispenser gratuitement l’enseignement élémentaire 2. Mais en ce domaine (comme dans beaucoup d’autres et pendant longtemps encore), l’État n’a pas les moyens de ses nouvelles finalités. Cette obligation est supprimée en 1794. Mais, à cette date, sont créés l’École Polytechnique 3, le Conservatoire national des arts et métiers 4 et l’École normale supérieure 5, et sont en outre réactivés le Collège de France 6 et le Muséum d’histoire naturelle 7. Plus tard, le Consulat organise des écoles de médecine et de droit, appelées Facultés en 1808. En 1802, l’Empire crée les lycées qui remplacent les écoles centrales de la Révolution et l’Université Impériale (1806) et à qui est conféré le monopole de l’octroi des diplômes — en premier lieu le baccalauréat qui sera à l’origine de la centralisation éducative.
Sous la Restauration, une loi oblige les communes à entretenir une école mais c’est la loi Guizot (1833 8) qui marque l’entrée de l’État dans l’enseignement primaire. Tout en confirmant le rôle de l’Église dans la gestion de ces écoles, cette loi crée un corps d’inspecteurs primaires et oblige chaque département à entretenir une école normale. S’amorce ainsi, à petits pas, une laïcisation de l’école contre laquelle réagit la loi Falloux (1850 9) qui départementalise l’organisation de l’école primaire à la demande des lobbies pro-religieux qui craignaient une tutelle étatique dès le primaire. S’agissant d’équipement scolaires, sur 38 000 communes, 14 000 n’avaient pas d’école en 1829, 5 600 en 1837 et 800 seulement en 1863. Donc, dès la fin de la première moitié du XIXe siècle, la quasi-totalité des français ont une école primaire à leur disposition. Pour autant, la scolarisation s’arrête tendanciellement à dix ans. L’obligation scolaire posée par la loi Ferry (1882 10) entérine cette situation en repoussant l’âge habituel de sortie à 13 ans. C’est entre 1878 et 1889 que les républicains posent les bases du système scolaire caractéristique du XXe siècle fondé sur une école obligatoire (loi Ferry, 1882) donc laïque et gratuite (loi Ferry, 1881 11). L’enseignement privé devient « libre », c’est-à-dire indépendant de l’État. C’est cette obligation scolaire qui marque l’implication massive de l’État en matière scolaire, notamment avec le paiement des instituteurs en 1889. Entre 1880 et 1890, la part des dépenses scolaires dans les dépenses de l’État passe de 3,7 % à 7,1 % ( !). Environ les trois quarts de ces dépenses vont à l’école primaire que l’État finance à 80 % en 1912 contre 47 % en 1872.
Se pose évidemment la question de l’efficacité de cette politique de l’État. L’École permet, sans aucun doute, le recul de l’analphabétisme. Mais il faut insister aussi sur la résistance à la baisse du taux d’analphabétisme : en 1830, la proportion des conscrits illettrés était de l’ordre de 55 % ; encore, l’autorité militaire était-elle très large et indulgente dans son appréciation de l’alphabétisation. En 1887, cette proportion a beaucoup baissé mais reste encore à 10 % malgré la loi militaire de 1872 qui impose une année supplémentaire aux conscrits illettrés. En 1913, ce taux est encore de 5 %. Sur l’ensemble du XIXe siècle, les progrès sont incontestables, mais ces chiffres masquent aussi des différences notamment sexuelles (retard des filles), professionnelles (retard des paysans) et régionales (retard au Centre-Ouest, Sud-Ouest et en Bretagne).
Les finalités de l’État dans ce domaine sont multiples. Celle sur laquelle se focalise Rosanvallon est en effet importante : « produire la nation », créer un nouveau type de lien social, de cohésion après la disparition du principe fédérateur qu’était le roi et après la mise en cause symbolique des « corps intermédiaires » (corporations, Église...) et de leurs solidarités traditionnelles. C’est ce que Rosanvallon appelle l’État « instituteur du social ». Néanmoins d’autres finalités et d’autres motivations sont à l’origine du relatif consensus qui s’instaure rapidement en faveur de l’interventionnisme éducatif de l’État : dans les débats révolutionnaires, il s’agit pour la République d’apporter au peuple la nourriture spirituelle qui permette de concurrencer l’emprise jugée potentiellement contre-révolutionnaire de l’Église. D’autre part, il s’agit aussi de répondre à un besoin jugé vital pour la dignité humaine, celui de l’instruction, et de doter les individus des moyens intellectuels de faire face aux aléas de la vie. Pour ces raisons, les politiques de l’éducation relèvent dès l’origine d’une logique providentielle de soutien notamment aux plus démunis (c’est tout l’enjeu de la lente démocratisation durant les deux siècles). Elles font intégralement partie du développement de l’État-providence, de même que celles de la culture qui sont issues des précédentes.
Pour Rosanvallon, la notion de « Providence » se rapporte essentiellement à la protection des plus démunis. Il est proche du sens originel et du sens restreint actuel. La cause de la paupérisation de la société a été identifiée par les Anglais très tôt : c’est l’industrialisation (« L’industrie produit du coton et des pauvres ! »). Le processus de l’industrialisation rendait nécessaire un encadrement financier et policier des indigents qui constituaient un risque pour l’ordre social. Or, les efforts des autorités restent faibles et se limitent à la mise en place d’« ateliers de charité ». La première forme d’assistance publique apparaît seulement en 1893 avec le vote de la loi sur l’assistance médicale gratuite aux personnes sans ressources 12. Pour la première fois, un droit social est ainsi concrétisé. En effet, jusque-là l’assistance était une affaire privée et l’État ne participait encore en 1885 qu’à hauteur de 3 % dans les dépenses globales d’assistance.
Un retard idéologique et son dépassement — Ce retard paraît inexplicable d’autant plus qu’après la Révolution, et ce jusqu’en 1794, la question de l’assistance aux plus démunis se trouve au sommet de l’agenda politique et des débats publics. Selon Rosanvallon, la difficulté de prise en charge de cette question par l’État est plutôt d’ordre conceptuel : les autorités avaient du mal à établir un lien entre la question sociale et la modernité libérale et démocratique notamment parce que l’individualisme libéral rendait difficile de penser des formes de solidarité institutionnalisée.
Trois facteurs vont permettre de surmonter cet obstacle idéologique :
- Les ouvriers commencent à se constituer en mouvements (mouvements ouvriers, mouvements socialistes du XIXe siècle) faisant craindre des insurrections.
- Paradoxalement, le Second Empire joue un rôle en tant que régime autoritaire peu préoccupé par la légitimation philosophique de ses interventions mais ayant intérêt à gagner la sympathie des ouvriers pour stabiliser le régime politique : Napoléon III autorise les premières associations ouvrières.
- Enfin, le chômage se développe rapidement au milieu du XIXe siècle et pousse vers la solution de l’assurance contre les risques. Cette formule sera définitivement consacrée avec la loi de 1898 sur les accidents de travail 13.
Jérôme VALLUY‚ « Segment - L’ambition tutélaire de l’État-nation sur la société (XIXe siècle) »‚ in Transformations des États démocratiques industrialisés - TEDI - Version au 9 mars 2023‚ identifiant de la publication au format Web : 100